Culture, Société et Langue Bilinguisme, au-delà de la connaisance de deux langues (2/3).
Comment interagissent la culture, la société et la langue 12-12-2004
Notre compétence grammaticale nous permet, en tant que locuteurs d'une langue, de produire et de comprendre un ensemble de phrases grammaticales. Pour justifier la grammaticalité d'une phrase, il suffit qu'elle soit reconnue en tant que " phrase grammaticale " par un certain nombre de locuteurs qui représentent une communauté linguistique. (Yaguello 1981 p144) A ce niveau, une évaluation de la justesse grammaticale d'une phrase ne comporte aucun jugement de valeur sociale ou esthétique. Il s'agit simplement ainsi de la plausibilité d'une phrase quelconque et de l'intuition d'un locuteur natif : " Ca non, je ne le dirais pas ; ça oui ça peut se dire " (Yaguello 1988 p78).
Bien que chaque langue comporte un nombre fini de sons phonétiques, de signes lexicaux et de règles grammaticales, il n'y a pas de limite au nombre ni d'emboîtements, ni d'enchaînements possibles, et donc non plus à la longueur d'une phrase ou au nombre de phrases possibles. En théorie, la compétence grammaticale est ainsi un champ ouvert à la production de phrases, puisqu'elle permet la création infinie de phrases à partir d'un nombre fini d'unités. C'est grâce à la récursivité de la langue que le locuteur natif sait comprendre et produire spontanément et infiniment des phrases qu'il n'a jamais ni prononcées ni entendues auparavant.
Et cependant, on n'exprimera peut-être jamais la plupart des constructions envisageables.
Benveniste résume ainsi ce paradoxe : " La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action. Nous en concluons qu'avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes et l'on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l'expression est le discours. " (Benveniste, 1966, p128-129)
Ceci reflète la distinction saussurienne entre langue et parole. La langue constitue le code partagé par des locuteurs d'une langue tandis que la parole est la façon individuelle dont le locuteur emploie ce code. Saussure avait éliminé la parole de son champ d'investigation puisqu'elle est influencée par le contexte. Pour lui, la langue unifiait la société, et était ainsi homogène. Il ne considérait pas la signification construite par un groupe de locuteurs, et rejetait la variation dans la parole comme autant de différences individuelles dépourvues de signification.
1 Les interactions entre la langue et la société.
" En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup 1) ce qui est social de ce qui est individuel ; 2) ce qui est essentiel de ce qui est accessoire ou plus ou moins accidentel. " (Saussure 1995 p30)
Afin de pouvoir étudier le langage, il est toutefois nécessaire de prendre en compte la parole à côté de la langue, puisque comme individus nous communiquons pour fournir des relations sociales et cette fonction communicative explique pourquoi les signes d'une même langue sont communs à tous ses usagers. En partageant une langue, des êtres humains forment une société, mais en faisant partie de celle-ci, il leur faut parler cette langue. Ainsi la parole définit la société, et est également définie par elle. Les deux sont étroitement intriquées et l'étude de l'une semble indissociable de l'étude de l'autre (Benveniste 1974). Nous sommes tous animés par des besoins conscients et inconscients, nous nous retrouvons dans des contextes variés, dans lesquels nous ressentons diverses motivations pour communiquer. " La langue naît et se développe au sein de la communauté humaine, elle s'élabore par le même procès que la société … C'est dans ce travail collectif et par ce travail collectif que la langue se différencie, accroît sur efficience de même que la société se différencie dans ses activités matérielles et intellectuelles. " (Benveniste 1974 p95) Et chaque société est ainsi individuelle.
Comme le savent tous les apprenants d'une deuxième langue, il existe des constructions qui sont grammaticalement correctes, et qui sembleraient justes, mais que la société n'utilise cependant pas. C'est là l'un des grands problèmes sur lequel il leur faut travailler, et c'est également la raison pour laquelle l'étude de la langue doit se faire dans le cadre du contexte social, et donc en prenant la parole en compte.
En effet, il est paradoxal que le seul moyen d'étudier la langue soit l'observation de la parole. Celle-ci, prise dans des situations particulières, en présence de locuteurs particuliers, est en effet individuelle. En fin de compte, en dehors de la parole, la langue reste une pure virtualité.
2 Au-delà de la compétence grammaticale
L'enseignement formel, même dans un contexte communicatif, reste fondé sur l'importance de la compétence grammaticale. Cependant, une fois celle-ci bien acquise, il s'avère vraisemblable que l'apprenant ne soit pas encore " sorti de l'auberge ", et qu'il lui reste, sans doute, de nombreux obstacles à surmonter s'il veut vraiment employer cette langue comme instrument de communication.
Chomsky a établi que les êtres humains, mêmes monolingues, possèdent des " langues " différentes, qu'ils emploient selon les divers environnements, fonctions et situations auxquelles ils doivent faire face (1988 p.188). On les appelle souvent des dialectes ou des styles, mais il s'agit d'un côté de langues essentiellement différentes, puisque le locuteur apporte à la situation des avis préconçus (qu'il en soit conscient ou non) par rapport à l'application de telle ou telle forme, et de l'autre côté, il est question d'une distribution complémentaire, chaque langue ayant sa propre place dans l'usage du locuteur. Il s'agit ici, bien sûr, de la variation à l'intérieur des capacités dans la langue maternelle, et nous pouvons tous avouer qu'il y a des moments où l'on remarque consciemment que l'on change de style lorsqu'il s'agit d'une situation plus formelle que d'habitude. Certains useront d'une " voix téléphonique ", plus prononcée et plus standard ; ou, lors d'un entretien, d'autres feront semblant d'être le meilleur candidat en employant des tournures spécialisées qu'ils n'utilisent pas d'habitude (et qu'ils ne savent peut-être pas vraiment employer !)
On pourrait suggérer alors que le locuteur dispose d'un répertoire d'alternatives reparties selon les situations éventuelles auxquelles il risque de devoir faire face, (Ervin-Tripp 1968 p.197) et qu'il adopte, qu'il le sache ou non, l'une de ces alternatives selon sa propre interprétation de la situation dans laquelle il se trouve ; selon les participants qui sont présents et ses impressions à leur égard ou ses relations avec eux ; selon le thème en question ; et selon la fonction prévalante dans l'interaction.
Tandis que la compétence grammaticale régit la création correcte des phrases, selon des règles explicites que l'on retrouve dans les grammaires formelles, le locuteur natif fait également preuve de l'aptitude implicite qui lui permet de sélectionner, parmi toutes les expressions possibles qui sont à sa disposition, une forme appropriée, qui reflète les normes sociales de sa communauté quant au comportement pertinent dans une rencontre spécifique. (Gumperz 1989)
3 La compétence communicative
Hymes (1984) à nommé cette deuxième aptitude " la compétence communicative ". Lors de l'acquisition de la langue maternelle, l'enfant acquiert également une connaissance de l'opportunité des phrases. A travers l'évaluation de la réussite de ses propres phrases ainsi que de celles de ceux qui l'entourent, il devient de plus en plus capable de satisfaire ses besoins de manière semblable aux autres membres d'une même société. En somme " Il acquiert une compétence qui lui indique quand parler, quand ne pas parler, et aussi de quoi parler, avec qui, à quel moment, où, de quelle manière. " (Hymes 1984 p74) Cette compétence sera étroitement liée aux valeurs et aux attitudes culturellement spécifiques à la société en question. Il s'agit en effet de règles d'emploi sans lesquelles les règles de grammaire deviendront inutiles. Tandis que l'enfant en cours d'acquisition de sa langue maternelle aura le temps et les moyens de tâtonner et de recevoir corrections et explications, il est malheureusement rare que l'apprenant soit doté de tels " luxes ".
Lorsqu'on parle, on ne peut pas éviter de fournir à nos écouteurs des indices indéniables de nos personnalités. De tels indices peuvent se transmettre d'une façon assez subliminale, et il ne s'agit pas forcément de ce qui est dit, mais plutôt de la manière dont ce qui est dit est dit. Trudgill (1995 p3) note que de telles " manières de parler " proviennent de la spécificité régionale, mais sont également un phénomène social, les personnes d'un certain statut ou qui travaillent dans une certaine profession ayant leurs propres manières de parler. En revanche, il ne s'agit pas d'un phénomène unilatéral ; en effet l'interlocuteur emploie de tels indices afin de savoir comment communiquer avec la personne en question d'une manière correcte. (Sans oublier l'importance de la situation en question etc.)
4 Pourquoi ne peut-on apprendre la compétence communicative ?
Si l'on parvenait à isoler d'éventuelles sources de malentendu, et à prescrire les normes d'emploi dans une langue, on pourrait supposer que l'usage ad hoc s'apprendrait. Mais selon Yaguello (1981 p136) " La linguistique de la langue est incapable de rendre compte de la diversité et de la complexité des règles qui régissent l'interpellation dans les différents groupes sociaux et entre membres de groupes différents. " Effectivement l'évolution de toute interaction entraîne une réévaluation continue de son langage : face à chaque interlocuteur, on sélectionne les formes qu'on juge appropriées, au moyen d'une évaluation rapide fondée sur les indices perçus. Il est pourtant presque impossible, à moins qu'on ne connaisse bien la personne en question, de tenir compte de tout, et même si on la connaît bien, il se peut que son comportement ait changé depuis la dernière interaction. Par conséquent une réévaluation continue est toujours nécessaire au cours de toute interaction.
" Ce n'est qu'avec l'usage que l'on verra quelle est la formule qui convient et celle qui ne convient pas. " (Vigner 1978 p79) Il est en effet paradoxal que l'on ne puisse pas réduire la compétence communicative afin de pouvoir l'enseigner. Comme le note Benveniste, " La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations et de valeurs: traditions, religion, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l'homme, où qu'il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde. " (1966 p.30). De cette manière, ce n'est qu'à travers l'expérience sociale qu'une compétence communicative peut s'apprendre et bien qu'on puisse signaler quelques domaines où les conventions divergent (voir plus loin " le savoir-vivre "), il faudra que l'apprenant se lance dans l'interaction et qu'il apprenne à partir de ses erreurs. En fin de compte, puisqu'elle est le résultat des interactions sociales, la compétence communicative évolue avec les besoins et les expériences de celles-ci.
Pour arriver à comprendre ce que le locuteur dit et veut dire, l'interlocuteur doit d'abord émettre une hypothèse sur le type d'interaction qui a lieu. Un savoir social est à la disposition du locuteur natif avec lequel il peut comparer son hypothèse afin d'évaluer les intentions de son locuteur. Il lui est possible de vérifier celles-ci en posant des questions en cas de décalage. Pour l'apprenant, par contre, le savoir social de la deuxième culture lui fait défaut et il ne peut ainsi émettre d'hypothèse qu'en rapport avec les mécanismes propres à sa langue maternelle et le savoir social de sa culture. Il émet souvent ainsi une mauvaise hypothèse, qui peut lui donner une mauvaise impression du locuteur. Persuadé des mauvaises intentions du locuteur, il se distancie de celui-ci plutôt que de négocier le sens, et n'envisage pas qu'il puisse lui-même avoir tort. Ainsi, il n'a aucun moyen d'apprendre les différences culturelles et le savoir social de la seconde culture ; et il continue à utiliser son propre savoir social.
D'ailleurs, il se peut qu'un style observé ne soit pas un phénomène culturel mais plutôt un style uniquement personnel. Ainsi, certaines personnes sont plus ironiques, d'autres plus sérieuses et cela dans une telle mesure qu'un comportement qu'elles trouvent normal n'est pas conventionnel, et ne se retrouve que très rarement dans la société ; l'inverse est également possible.
De la même façon, une personne habituellement sérieuse peut se révéler comique, sur tel thème ou dans une situation particulière, ce qui n'est pas attendu, et qui peut surprendre ses interlocuteurs réguliers.
5 Le partage de la culture
Pour qu'une conversation réussisse, la possession d'une compétence grammaticale n'est que la partie visible de l'iceberg ! La réussite d'une interaction, même si elle paraît bien simple, s'avère être mêlée à la nature des savoirs tacites partagés, à propos des normes culturelles et sociales. Mais il faut néanmoins souligner que la connaissance des normes culturelles ne peut venir que d'une compréhension de la culture elle-même à plus grande échelle. La compréhension d'une question, telle que " La cuisson ?" au restaurant repose sur la compréhension du fait qu'en France, manger, c'est une institution, et que la viande ne se sert pas comme un morceau de charbon, entourée par des " chips " graisseuses, qui ont été concoctés par un chef rond, et également graisseux, qui renifle et se mouche sur la manchette de son ensemble anciennement blanc. D'ailleurs, la compréhension d'une expression telle que " I'm so hungry I could eat a horse " se fonde sur le fait qu'en Angleterre on ne mange pas de cheval, mais qu'on leur donne plutôt des morceaux de sucre, lorsqu'on les caresse dans les champs.
Il se peut que la communication soit déformée à cause de présuppositions conflictuelles dans le domaine des normes culturelles, mais également que les manières de parler soient perçues de la mauvaise façon, à cause d'une ignorance de la culture en question. Le fait que l'argent soit un thème beaucoup plus " personnel " en France qu'en Angleterre, implique que, tandis qu'un Anglais trouve normal de parler du coût de quelque chose, le Français est beaucoup plus réticent à cet égard, et pourrait même trouver les questions de son ami d'Outre-Manche discourtoises.
Au contraire, la façon qu'ont les Français d'être plus directs en d'autres circonstances peut abasourdir l'Anglais qui méconnaît ce trait " culturel ". Tandis que l'Anglais essaye toujours d'être poli, même s'il n'est pas en tort (ce que les Français trouvent parfois hypocrite), le Français n'hésitera pas à être franc, voire impoli (selon la définition anglaise), ce qui sera perçu comme de l'arrogance par ses amis d'Outre-Manche. Tandis que les Anglais se révèlent plutôt timides quand il s'agit de corriger un étranger, les Français le font sans inhibition, ce qui peut surprendre l'apprenant qui manque de confiance.
De plus, tandis que les Français se considèrent nationalement comme piètres locuteurs en langue étrangère ils s'avèrent beaucoup plus impatients d'employer une langue étrangère lors d'une rencontre internationale. Les Anglais, peut-être moins confiants, sont plus réticents à employer le français malgré un bon niveau de compétence et Geoffroy (2001 p57) note que même quand ils font l'effort d'employer le français, les Français auront tendance à leur répondre en anglais. Pour l'apprenant qui rassemble toutes ses forces, et toute sa confiance, afin de lancer une interaction en français, cette réponse lui sapera le moral.
6 L'emploi des savoirs culturels
Nombreux sont les comportements langagiers visés par de telles conventions, mais le domaine qui est peut-être le plus évident concerne la pertinence d'une phrase entière : en France la coutume veut que l'on dise " bon appétit " avant un repas, et l'Anglais qui ne connaît pas cette convention est pris pour un impoli ; cependant le Français en Angleterre, conscient de la nécessité culturelle d'une telle structure dans sa langue maternelle, se retrouve soit humilié par la traduction " good appetite ", soit pris pour un imbécile pontifiant suite à la construction " enjoy your meal ", plus correcte mais rarement employée, sauf par ceux qui travaillent dans la restauration. Cependant, ceci est peut-être la plus rectifiable des impertinences puisqu'on peut expliquer, et parfois l'apprenant peut inférer lui-même que cela ne se dit pas dans telle ou telle culture. Il existe effectivement une marge étroite entre les conventions divergentes qui peuvent être perçues et catégorisées comme telles, et celles qui sont tellement discrètes qu'on ne remarque même pas qu'elles sont propres à une culture différente et qu'on les juge selon ses propres normes.
La culture est également la source de conventions lorsqu'il s'agit de phénomènes tels l'interruption. La culture anglaise, considérant l'acte de communiquer comme un processus coopératif, méprise l'interruption en tant que mouvement contre-collaboratif. Au contraire, la culture française éprouvant, en général, une attitude plus argumentative à propos de la communication, l'interruption figure dans sa panoplie d'outils productifs. Alors que les Anglo-saxons cherchent à toujours présenter une harmonie de couple au monde extérieur, les Français estiment que les différences d'avis sont normales, et ils n'hésitent pas à évoquer ces différences en public. (Nadeau et Barlow 2004)
Il existe bien d'autres outils linguistiques qui jouent un rôle dans la communication, tels que la prosodie, la pause, les gestes et le regard. Ceux-ci sont également déterminés largement par la culture, si banals qu'ils puissent paraître, et ils participent à la création du sens. Mais il va de soi que d'aussi petits traits ne soient pas toujours communs à plusieurs communautés linguistiques, et si le malentendu est présent entre des communautés d'une même langue, il sévit chez l'apprenant qui superpose les qualités de sa propre langue sur celles de la deuxième.
Comme le note Cameron (2001), il est de notoriété publique que les personnes venant d'autres pays emploient des mots différents, cependant le fait que leur comportement visuel puisse différer lors d'une interaction et qu'ils évitent peut-être de regarder l'interlocuteur dans les yeux n'est pas perçu comme un trait d'une culture étrangère mais est jugé selon les conventions de leur propre culture.
Il semblerait évident que le bilinguisme implique non seulement la connaissance de deux langes, mais également la compréhension des deux cultures en question.
7 La négociation du sens et les indices de contexte
Comme on l'a noté précédemment, la construction de la signification implique, d'une certaine façon, un processus de négociation entre le locuteur et son interlocuteur. La phrase dite ne possède pas un nombre infini d'interprétations, cependant elle comporte en général la possibilité d'en avoir plus d'une. Afin d'arriver à savoir ce que la phrase veut dire, on met en cause les interprétations éventuelles, en employant les indices contextuels. Ceux-ci peuvent être introduits par le locuteur dans son discours ou ils peuvent faire partie des conventions culturelles ou normes sociales. (Thomas citée dans Cameron 2001)
Si quelqu'un demande dans la rue : " Vous avez du feu ? ", on devine à la fois que l'on n'est pas dans l'ère néolithique, ni dans un camping, et alors il s'agit bien d'un briquet et non pas d'un vrai feu pour cuisiner le repas du soir ; et on sait aussi qu'avec cette demande, le locuteur demande implicitement qu'on lui donne ledit briquet. Il serait ainsi impoli de dire quelque chose du genre : " Non, mais j'ai un camping-gaz à la maison ! " ou encore " J'en ai un super avec une femme dessus qui se déshabille quand je le retourne. "
Puisque nous ne sommes pas des voyants (pour la plupart), en tant qu'interlocuteur nous attribuons l'intention de celui qui parle, de par les indices qu'il utilise quand il parle. Il se peut bien sûr qu'on les interprète à tort : le locuteur peut croire avoir été clair puisqu'il présume que son interlocuteur est au courant de quelque chose et il ne l'est pas, ou bien les deux peuvent croire qu'ils partagent un contexte, alors qu'en vérité ils emploient tous les deux des indices divergents.
En ce qui concerne l'apprenant, son choix de mots est lié dans une certaine mesure à sa langue maternelle. Il ne connaît pas forcément les " formulations préférées " de la société dans laquelle il se trouve, et il leur substitue d'autres possibilités, qui ne sont pas tout à fait fausses, mais ne sont toutefois pas attendues. C'est que l'échec de la communication qui signalera un mauvais choix, mais, comme on vient de le noter, ceci pourrait également s'expliquer par un manque de compétence grammaticale, et puisque l'apprenant est beaucoup plus conscient de celui-ci que de l'éventualité d'un mauvais choix de contexte, ce sera plutôt ses compétences qu'il remettra en question. De la même manière, pour l'autochtone, il reste impossible de savoir, face à un accent étranger, une grammaire un peu maladroite, peut-être, si la " mésentente " ne vient pas plutôt de ceux-ci.
En fin de compte, même si l'apprenant soupçonne qu'il s'agit d'un mauvais choix contextuel, il se sentira rarement assez à l'aise dans l'interaction pour le remettre en question directement, en demandant que l'on répète, ou bien en ré-expliquant lui-même. L'origine du problème ne deviendra peut-être apparente qu'après, lorsque l'apprenant s'efforcera de remettre en question les éventualités afin d'améliorer ses productions orales.
L'interlocuteur, pour sa part, questionnera également ce qu'il vient d'entendre, puisqu'on tente toujours de " forcer " le sens. D'ailleurs, il se montrera impoli s'il fait une remarque sur l'inaptitude du premier (peut-être pas chez les Français, en revanche !) et il emploiera sans doute d'autres méthodes afin d'assurer la compréhension.
8 Choix de mots
On pourrait peut-être croire que la solution d'une telle mésaventure se trouve dans n'importe quel dictionnaire. Et même, si l'on peut séparer les mots d'usage familiers en employant une petite étoile, pourquoi ne peut-on juste éviter d'employer ceux-ci ? Parce qu'en fait il n'existe pas seulement deux domaines, mais plutôt toute une gamme d'éventualités entre les deux : ainsi, certaines formes ne s'emploient qu'avec des verbes transitifs, d'autres à propos de réalités inanimées, ou ne sont utilisés que par des sujets féminins par exemple.
Afin de distinguer entre toutes ces possibilités, et d'acquérir leurs nuances et connotations particulières, il n'y a pas d'autre moyen que de repérer leur emploi en contexte, et de tenter d'extrapoler leurs combinaisons et leurs restrictions. Mais, en fin de compte, lorsqu'on parle, c'est plutôt pour accomplir quelque chose, et non pas pour attendre la réponse avec son bloc notes à la main. Même lorsque une panne se produit, l'attention vise plutôt la re-formulation du message afin qu'elle passe inaperçue !!
Il faut souligner, comme le fait Chiflet (1999) dans une collection de mots qui déclenchent des confusions similaires, même chez les Français natifs, que de telles conventions ne sont nullement l'invention des lexicologues, mais plutôt le résultat de l'emploi quotidien des ces vocables par les locuteurs " normaux ".
Quoique le rôle du dictionnaire soit de " situer pour la communauté linguistique les rapports des mots aux autres mots, les enchaînements et les déviations de sens, les liens de synonymie et d'antonymie " (Yaguello1981 p.189), l'apprenant se trouve sans aide et dans l'incapacité de distinguer les nuances qui n'y sont pas incluses. En effet, le lexicographe, même le mieux intentionné, ne peut pas éviter de faire des choix arbitraires à propos de ce qu'il incorpore - il juge ce qui se dit et ce qui ne se dit pas selon ses propres intuitions qui reflètent celles de la communauté linguistique dont il fait partie.
L'un des traits pertinents pour la distinction entre les synonymes les plus rencontrés est celui du registre. Ceci constitue d'une certaine manière la valeur stylistique d'un mot ainsi que son opportunité dans telle ou telle phrase. Même si un seul locuteur peut employer plusieurs synonymes différents répartis dans des registres différents, il confère à chacun de ceux-ci un contexte particulier, et il adapte ainsi son discours selon la situation sociale dans laquelle il se trouve. Contrairement aux apprenants, les autochtones ne commettent jamais d'erreurs là-dessus, même en ce qui concerne des mots qu'ils n'utilisent jamais, ils sauront lequel relève d'un usage familier, lequel d'un usage formel, et ils distingueront entre celui qui est plus technique et celui qui est plus spontané.
Il n'arrivera jamais à l'autochtone d'employer un mot tel que " baiser " devant son professeur de biologie, ni de parler à ses amis de la " fornication " qui s'est produite le week-end dernier, à moins que ces emplois soient destinés à fournir des effets stylistiques.
Selon Hagège, le bilingue véritable détient des compétences suffisantes pour " être a l'abri des phénomènes de contamination, par l'effet desquels, dans une langue, on emploie un mot ou un groupe de mots en leur attribuant le sens que possèdent des mots de forme proche de la leur dans une langue reliée à la première par la parenté ou par l'emprunt " (Hagège 1996 p.222). Selon cette définition, Erwann n'est pas un véritable bilingue, puisqu'il emploie souvent des faux-amis, dont le registre n'est pas en accord avec celui de sa phrase. Cependant, ceci s'expliquerait comme un phénomène de performance, puisque lorsqu'il a le temps, ou qu'il fait suffisamment d'effort, il peut facilement les éviter. Il sait ainsi, lorsqu'il me parle en anglais, que si le mot est assez similaire dans ces connotations, le sens ne sera pas trop déformé. Et tandis que je le corrige seulement si le registre rend la phrase " rigolote " ou grossière, il est beaucoup plus fréquent qu'il me corrige de cette manière, quand nous parlons français.
9 Les conséquences d'un manque de compétence communicative
Les indices sont subtils et difficiles à percevoir au cours de l'interaction, et il n'est pas rare que les locuteurs soient complètement inconscients de l'existence de conventions quelconques. Cependant, alors même qu'un tel procès pourrait rester invisible, le manque d'un certain " je ne sais quoi " ne passe jamais inaperçu. Les présupposés qui concernent la manière dont l'information est transmise sont, en effet, décisifs, mais il se peut qu'ils varient énormément au sein d'une même communauté. Il est également possible que deux locuteurs aient un style de vie similaire et qu'ils parlent deux variétés semblables de la même langue et que cependant leurs interactions soient condamnées à l'échec. Nous avons tous remarqué à un moment ou un autre, qu'un énoncé qui se voulait ironique, ou même une plaisanterie ait été perçue comme vérité par nos interlocuteurs, et qu'il nous a fallu passer par une étape d'explication embarrassante afin de transmettre nos véritables intentions. De cette manière, on risque souvent d'apparaître beaucoup plus stupide et ennuyeux que si l'on avait simplement dit la vérité au début, sans tentative d'humour.
Ce n'est alors que quand la communication " tombe en panne ", qu'on remarque, peut-être, les différences. La moins grave des pannes peut se produire lors de l'interaction de deux locuteurs natifs de la même communauté linguistique, et même entre amis. Il s'agit en effet d'un mauvais emploi des indices contextuels, qui induira une mauvaise compréhension. Ceci concerne souvent une mauvaise interprétation d'homonymes ou bien de niveaux d'expérience. Cependant, pour l'apprenant, il est souvent impossible de savoir si le malentendu est de cette manière assez banale, ou bien s'il s'agit d'un manque de compétence de sa part.
Afin d'identifier les conséquences possibles, il faut d'abord étudier justement de tels comportements en dehors de la barrière langagière. Donc, entre deux communautés différentes dont la langue est la même, il s'avère que de très minces différences dans la manière de vivre entraînent une diversité dans la manière de s'exprimer, en ce qui concerne à la fois les sujets abordés et les conventions d'expression. Ainsi, un Jamaïcain pourrait par exemple trouver normal de parler d'un sujet considéré plutôt comme personnel par des Britanniques. De même, ceux-ci réagiront différemment à ce sujet par rapport à d'autres Jamaïcains. De tels malentendus déclencheront certainement des sentiments d'animosité, que ce soit de la part des Britanniques, dans cet exemple, qui se sentent exposés par cette franchise, ou bien de la part du Jamaïcain, qui se sent marginalisé, au fait de la distance gardée par les Britanniques à propos de ce sujet. Lorsqu'il s'agit de jugements formels qui seront émis, comme par exemple dans le cadre du marché du travail, le Jamaïcain sera peut-être perdant, face à un patron britannique, à cause de son manque de délicatesse, mais également le patron jamaïcain ne voudra peut-être pas embaucher le Britannique qu'il prendra pour un solitaire qui a du mal à s'intégrer de la même façon que ses camarades jamaïcains dans son lieu de travail.
Si ceci se produit au sein d'un groupe partageant la même langue, un tel phénomène se révèle encore plus étonnant quand les origines langagières diffèrent. Lors des rencontres interculturelles, les présupposés culturels diffèrent quant au comportement linguistique que les interlocuteurs considèrent comme approprié. De légères différences dans les processus sociolinguistiques inconscients d'interprétation et d'inférence conduisent à des conclusions différentes et risquent ainsi de déclencher de sérieux malentendus.
Puisque les interlocuteurs ne repèrent presque jamais d'où viennent de tels problèmes -de tels troubles peuvent éluder toute identification en tant que phénomène linguistique ou communicatif - de nombreuses personnes formulent des jugements sévères sur ces individus et même sur la communauté linguistique à laquelle ils appartiennent : les membres de l'autre communauté X deviennent fous, méchants ou bêtes, à leur égard, alors qu'il s'agit en fait d'un phénomène sociolinguistique que les membres de la communauté Y ont ignoré. Groux (1996) note, entre autres, que le bilingue sera ainsi plus tolérant et évitera de tels préjugés, puisqu'il a compris qu'il peut y avoir des systèmes de valeurs différentes des siennes. D'ailleurs, il réussit à sortir de lui-même pour interpréter son propre comportement selon de telles valeurs. Elle appelle ainsi l'enseignement bilingue " une école de tolérance " (1996 p.79) puisque dans ce monde où les frontières disparaissent de plus en plus, il nous faut tous, par défaut, essayer de comprendre les autres cultures auxquelles nous devons faire face.
10 Le poids de la compétence communicative sur la vie sociale
Il se peut que les erreurs dans la définition des conventions interactionnelles entraînent des ambiguïtés, jusqu'à pérenniser l'écart social : lors de la confrontation avec des interlocuteurs qui ne partagent peut-être pas les mêmes conventions communicatives et culturelles, il reste difficile de savoir si l'interprétation qu'on visait dans son discours correspond à celle que l'interlocuteur reçoit en écoutant. Il se peut que le locuteur B interrompe le locuteur A sans se rendre compte que A le percevra comme impoli. Cependant il est également possible que B connaisse bien cette règle, et qu'il veuille être impoli, parce qu'en vérité il n'aime pas vraiment le locuteur A !
Pour Vigner l'intégration est intimement dépendante de la connaissance de ces conventions qui constituent le " savoir-vivre ". Son livre, " Savoir vivre en France ", bien qu'un peu démodé, présente clairement quelques particularités des Français, afin de permettre aux lecteurs de " se sentir plus à l'aise dans leurs rapports avec les Français, de mieux comprendre leurs réactions et leur façon d'être " (1978 p.4) On aura besoin de percevoir de tels traits, afin d'accepter les autres comme ils sont, de ne pas mal interpréter leurs intentions.
L'une des composantes du savoir-vivre les plus présentes dans les interactions avec des Français, mais qui reste en dehors des frontières langagières, est le phénomène de salutation : la " bise ". Vigner (1978) et Odile (1996) prétendent nous édicter des règles quant à l'opportunité de la " bise " : avec qui ? combien de fois ? mais en fin de compte, ceci reste un phénomène personnel. Quelqu'un avec qui on le fait d'habitude peut pour des raisons qui lui sont propres oublier de, ou ne pas vouloir la faire. Ainsi, soit l'on s'en contente, soit on en prend l'initiative soi-même. Il n'y a aucune façon de prévoir à coup sûr comment quelqu'un va agir. Il en va de même pour les phénomènes langagiers et tandis que les conseils de ses auteurs sur le tutoiement et le vouvoiement peuvent se révéler utiles, ils ne peuvent pas rendre compte de toutes les situations possibles.
11 Quelques facteurs psychologiques
En dépit de l'attitude tolérante dont certains font preuve, Freud nous rappelle que dans notre for intérieur, l'extériorité est primitive, et ainsi toute différence par rapport à la norme est jugée moins favorablement. La plupart des interlocuteurs interpréteront la manière de parler d'autrui en supposant que le locuteur est conscient des conventions propres à la communauté linguistique, ce qui mène à des conclusions erronées du genre " manque de politesse ", " stupidité innée " ou " impertinence de la phrase ".
" L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques, solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. " (Levi-Strauss 1961, cité dans Geoffroy 2001 p31)
Soit on interprète à tort un comportement en l'identifiant à notre propre culture, soit on rejète celui-ci car trop différent et ainsi incompréhensible. Il nous faut donc nous ouvrir l'esprit à d'éventuelles divergences afin de ne pas leur appliquer un jugement injuste.
D'ailleurs l'aptitude à s'adapter à diverses situations de communication tient beaucoup aux les jugements personnels et aux évaluations sociales, justement parce que la capacité à parler " correctement " est très révélatrice de ce que l'on est. Nous avons besoin de parler pour affirmer nos droits et pour arriver à nos fins, la communication fait partie de la représentation de l'individu. Dès lors, la personne dont les conventions sont considérées comme étrangères, et donc étranges, se révèlera toujours désavantagée.
" Quand on est poli, bien élevé et qu'on a du savoir-vivre on obéit à des normes. " (Picard 1988 p29) Selon Grosjean (1982 p300) les monolingues s'accoutument facilement à l'accent étranger, la syntaxe guindée, et les mots de signification légèrement différente. Mais le fait qu'ils soient tolérants ne les empêcheront peut-être pas de formuler des jugements inadéquats placés sur l'intention du locuteur, ni de prétendre ne pas comprendre. Un tel effet pourrait entraîner des stéréotypes associés aux façons de parler, des préjugés envers certains locuteurs, de la méfiance à l'égard d'autres. Les tournures de l'apprenant, et sa méconnaissance du savoir social de la langue étrangère peuvent en effet donner une mauvaise image de son caractère. Sans que ce ne soit réellement de sa faute, il est perçu comme quelqu'un qu'il n'est pas et ne voudrait peut-être pas être.
" Du fait que le langage est fondateur de relation, l'énonciateur délivre dans son usage quelque chose de lui-même… une voie privilégiée de son expression " (Benveniste 1974 p206) La tolérance ne détourne pas non plus les autochtones des railleries aux dépens de l'étranger et de ses compétences, ce qui se termine bien entre de bons amis, mais qui peut également influer profondément sur la motivation de l'apprenant moins intégré.
12 La présentation de soi
La langue parlée est, en effet, l'une des caractéristiques les plus importantes de la personnalité et, en tant que telle, elle constitue non seulement un moyen de communication, mais également un moyen d'identification sociale et culturelle.
A travers celle-ci seront émis des jugements de valeur, à la fois sur l'individu et sur le groupe auquel il appartient. Ainsi la réussite de la communication tient non seulement au sens produit, mais également à la présentation de soi, cette dernière dimension étant la plus importante : on ne veut pas être pris pour quelqu'un d'autre que ce que l'on est.
Il se peut que l'accent même de l'apprenant puisse être la source de sentiments divers chez son interlocuteur. Dans sa langue maternelle, le locuteur natif possède, comme partie de sa compétence communicative, une conscience des accents, qu'il considère plutôt " snob ", ou plutôt " ouvrier " et des caractéristiques de l'accent en question qui font qu'il éprouve de tels sentiments. Certaines caractéristiques peuvent évoquer le souvenir de quelqu'un en particulier, ou bien un type de personne qu'il a déjà rencontré, et envers lequel il éprouve des sentiments particuliers. Le manque du 't' à la fin des mots chez les " Eastenders " ou bien les voyelles longues à la Pagnol suscitent une certaine attitude chez le natif, même s'il se croit le plus libéré et le plus dénué de préjugés à leur égard. Malheureusement, l'accent étant l'une des difficultés majeures chez l'apprenant de plus de dix ans, celui-ci ne s'avère presque jamais conscient de ce qui le trahit. Mais ceci n'empêche pas les autochtones de le percevoir, injustement, d'une certaine façon. D'ailleurs, la moindre tentative par l'apprenant de reproduire la prosodie entendue chez les natifs risque d'être bizarrement perçue, ou même prise pour de la moquerie.
Grosjean (1982 p158) note que l'adaptation à la différence culturelle est fastidieuse de par la marginalisation, l'apitoiement sur soi-même et la crainte du ridicule. En somme, on ne peut pas être soi-même, faute de cette compétence, et on devient quelqu'un d'autre, accablé par l'angoisse de faire un faux pas. Il est notoire que les apprenants divergent dans leur caractère dans chacune des deux langues, parfois optant pour des réponses plus faciles au niveau langagier mais moins fidèles à leurs propres idées. De ce point de vue, la définition du bilinguisme donnée par Skutnabb-Kangas (1981, cité dans Hagège 1996 p217) est peut-être la plus intéressante : " Un profil idéal de bilinguisme serait celui qui, tant du point de vue de l'individu lui-même que du point de vue de la société, offrirait une possibilité optimale de réalisation du moi aussi bien que de compétence sociale en tant que membre à part entière de la société. "
Cependant, Grosjean souligne que tandis que deux langues peuvent rester séparées, il est difficile de garder deux cultures parfaitement séparées, et qu'ainsi il est beaucoup plus commun que ceux qui connaissent bien deux cultures font preuve d'un mélange des traits de chacune. De telles personnes ont tendance à sentir ainsi qu'elles n'appartiennent à aucune des deux cultures. (1982 p160)
13 Vers l'intégration
Selon Haugen (1956) une maîtrise modeste de la deuxième langue peut se révéler suffisante pour accomplir les interactions quotidiennes : celles qui ont lieu dans le lieu de travail, dans les centres commerciaux, dans l'administration publique, tandis que l'identification sociale d'intégration requiert une compétence plus proche de celle des autochtones.
Non seulement il est difficile de se rendre compte des éléments implicites auxquels on n'est pas habitué et auxquels on ne s'attend pas, mais l'apprentissage de telles normes socioculturelles implique une connaissance profonde de la culture du pays.
Mais plus on s'intègre, plus on remarque les différences culturelles, ainsi que les résultats d'un manque de compétence communicative, et plus on les remarque, plus on aura envie d'éviter d'éventuels malentendus. De cette manière, on devient, encore une fois, obsédé par la justesse, mais cette fois ci celle de la communication et non pas celle de la grammaticalité. Il se peut qu'à cette étape intermédiaire, entre l'appréciation des différences et l'inaptitude à appliquer la convention requise, l'anxiété s'installe. Mais, dans la crainte de commettre une erreur dans ce cadre, il devient impossible de s'intégrer davantage, à cause de l'inquiétude constante face à l'avis des autres.
Il se peut que ces conventions implicites puissent être acquises suite à des relations intensives et prolongées dans l'environnement naturel, mais ce sont précisément ces problèmes de compréhension qui rendent laborieuses les relations nécessaires pour obtenir le niveau de correction requis afin de surmonter de tels obstacles. Des relations interactionnelles transculturelles risquent souvent d'aggraver la séparation et d'accentuer l'éloignement.
Celui qui est moins intégré est bien sûr moins conscient face aux conventions, et l'on pourrait suggérer que cet état est bien plus agréable ! En effet, il n'a pas besoin de les connaître pour la plupart de ses interactions banales. Ce n'est que lorsqu'il désirera s'intégrer qu'il découvrira ces conventions comme autant de coquilles d'œufs éclatées sur son passage dans l'obscurité sociolinguistique. L'idéal serait de recevoir une explication par des autochtones tolérants, mais ceux-ci ne pourraient jamais évoquer la possibilité de malentendus avant l'incident, et sans formation spécialisée ils ne sont guère capables de toujours fournir une explication après-coup. Ainsi, la vraie compréhension des conventions est un processus laborieux qui prend énormément de temps. Cependant, un " aperçu " serait extrêmement utile dans l'enseignement formel. Une bonne idée pour une étude future serait peut-être un inventaire de toutes les bêtises, de toutes les " gaffes " des apprenants, sous le titre : " Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les Français, sans jamais oser le demander " !
14 Niveaux de grammaticalité
Ironiquement, une structure clef qui participe à l'acceptabilité sociale est la compétence grammaticale, qu'on avait préalablement considérée comme immuable. En effet, cette compétence, une fois atteinte, n'est pas la pierre de touche de l'apprentissage, et la justesse grammaticale n'est pas au-delà des jugements sociaux et entre ainsi dans le domaine de la parole. Bien qu'on ait noté les conséquences d'un manque de compétence grammaticale, on n'a toujours pas considéré un excès de la même compétence. En effet, les autochtones savent implicitement quand ils peuvent être " agrammaticaux " sans être perçus comme tels. Tandis que j'essaie pour la vingt-quatrième fois de conjuguer le subjonctif de l'imparfait du verbe mourir (je craignais qu'il ne mourût), mon interlocuteur sera impatient, alors qu'il n'attend même pas un subjonctif au présent, et ferait probablement tout ce qu'il peut afin d'en éviter l'utilisation à l'écrit. Je ne veux pas dire par là qu'on peut oublier toutes les règles apprises à l'école, mais plutôt qu'il y en a qui ne sont pas nécessaires lors des communications quotidiennes. D'autant plus que celles-ci, étant pour la plupart les plus difficiles à apprendre, sont celles qui entraînent davantage de monitoring et d'auto-correction, et la connaissance du fait qu'elles ne sont pas aussi importantes serait bien utile pour l'apprenant, qui évidement va vouloir les employer dans son mémoire, mais pas dans un bar le samedi soir, au risque que tous ses amis le prennent pour un crétin pontifiant.
Il faut atteindre bien sûr un certain degré de justesse, afin de ne pas perdre la face en prononçant une phrase telle que " ma grand-mère aime bien le mousse quand il est recouvert de chantilly ", et de transmettre un message sans déformer le sens visé. On pourrait suggérer qu'il existe deux types d'" erreurs ", celle qui ne sera faite que par les étrangers, comme les erreurs de conjugaison, la confusion entre deux formes, qui donne donc l'impression que le locuteur est étranger, et celle que font les autochtones lorsqu'ils parlent, mais pas forcement à l'écrit. Givón (1993 p.xx) note que la grammaire employée à l'écrit demande une réflexion consciente sur les règles, contrairement à la parole en temps réel qui n'offre guère de temps pour ce genre de réflexion. Il prétend que nous sommes tous bilingues dans la mesure où nous discriminons entre deux contextes - l'oral et l'écrit, et que pour chacun nous possédons un système différent de compétences. Tandis que la communication verbale ouvre le terrain à un processus de négociation, la communication écrite demande un niveau de justesse beaucoup plus élevé, puisque celle-ci n'offre pas la possibilité de négociation, et qu'il s'agit plutôt de l'émission unilatérale d'un message de l'auteur pour le lecteur.
Ainsi, Givón décrit la grammaire non pas comme un système de règles qu'il faut suivre afin de produire des phrases grammaticales, mais plutôt comme un ensemble de stratégies qu'on emploie afin de communiquer de façon cohérente. Donc, si la situation et les indices contextuels, ou bien les habitudes au sein de groupes permettent l'emploi d'une grammaire moins rigide, et en fin de compte moins laborieuse, autant en profiter. Dans la parole, même une faute de genre peut passer inaperçue, à moins que celle-ci ne crée une confusion entre deux mots ou un faux sens évident, puisque, il faut s'en souvenir, c'est la transmission du message qui est importante.
Il ne faut certainement pas oublier l'influence de l' " anglicisme " dans la langue française. Depuis un bon moment, les Français son confrontés à ce phénomène qui n'est pas du tout unilatéral, et cependant il existe toujours des combattants tels que Monsieur Toubon, qui veulent " protéger " la langue française. Malheureusement pour lui, proscrire le comportement de plus de 60 millions de personnes est difficile, et les anglicismes sévissent. Ainsi ils passent inaperçus, et il se peut même qu'ils deviennent la toute dernière mode. Pour l'apprenant anglais, un tel phénomène semble pour le moins bizarre. Comment est-il censé savoir quels mots de sa propre langue il peut utiliser ? Chaque matin NRJ annonce qu'il y a " 1000 euros CASH à gagner ! ", mais je ne pourrait guère dire au supermarché que je vais payer " en cash ". Il s'avère difficile de découvrir où se situent les limites. Encore une fois, il s'agit de l'acceptabilité sociale, et la diversité trop prononcée perturbera la communication. La marge entre les deux est étroite, et ainsi ce ne sont que les autochtones qui arrivent à ne pas commettre de faux pas.
15 L'agrammaticalité requise par la société
Aussi étrange que cela puisse paraître, il se révèle parfois nécessaire dans la deuxième langue de trahir la grammaire de la première langue. Lorsque les mots sont empruntés à diverses langues, ils subissent une francisation. C'est ainsi qu'un mot comme " shampoo " devient " shampooing " lors de son entrée dans la langue française, ainsi que " camp(site) " devient " camping ", de la même manière que " jogging ". Cependant, on dirait parfois que la langue française ne semble pas avoir compris le mot ou l'expression qu'elle emprunte. A l'ère du DVD, tous nos films sortent accompagnés de ce qu'on appelle un " making of ", où les réalisateurs nous parlent de leurs idées, leurs désirs et leurs difficultés pendant la réalisation du film en question. Cependant, il semblerait que la langue française ignore la signification du mot anglais " of " et ainsi elle nous fournit l'expression éloquente " le making of de [plus le titre du film] ". De cette manière, lorsqu'on cherche le " making of " de " La guerre des étoiles ", on va effectivement devoir faire la guerre à nos propres intuitions grammaticales, obstinées.
Lors de l'emprunt des types de pâte italienne, il semblerait qu'une erreur ait également été commise - " spaghetti ", un nom du genre masculin, de forme plurielle, a été emprunté comme singulier. Ainsi les Français s'obstinent à ajouter un -s lorsqu'ils veulent affirment que les spaghettis à la bolognaise son servis en quantité, et qu'après tout le chef n'est pas aussi " radin " qu'il ne paraît. De cette manière, non seulement faut-il surmonter l'obstacle d'apprendre la forme fixée par la société, mais il faut également s'efforcer de l'employer malgré soi. Et on n'a pas fini ! Bien qu'on ait déjà constaté plusieurs emprunts qui prennent un -ing, lors de la francisation, il n'existe pas moins de cas où les Français inventent leurs propres mots à partir d'origines anglaises. Par exemple le mot " Lifting ", selon le Petit Larousse (2005) un mot anglais, est étrangement absent de la section anglaise du Collins-Robert (1993). Bien sûr ce mot existe en anglais, mais sous la forme d'un participe présent du verbe " to lift ". Il serait difficile d'imaginer le Docteur Smith au milieu de son Lifting de deux heures et demi - " Ca y est, je l'ai, vous voulez que je le mette où ? Faites vite - c'est lourd ce truc ! ". De la même manière, il est difficile pour les étudiants francophones de comprendre qu'un mot tel que " footing " n'est pas un mot anglais- " Zis weekend I did some footing ". Il est effectivement difficile de voir ce que cela pourrait vouloir dire - " ce week-end j'étais un pied…je ne sais pas si je préfère être un gauche ou un droit ? ".
Il va cependant sans dire qu'il existe également des formes françaises qui sont entrées dans la langue anglaise, et employées sur la prétention de vouloir dire quelque chose de différent. Evoquons, par exemple, " risqué " qui s'utilise beaucoup plus librement qu'en français, par rapport aux vêtements, aux attitudes, etc. ou bien " pas de deux " qui signifie une manière de danser en français, mais par extension une liaison voire une dispute en anglais ; et sans oublier " double entendre " qui se dit d'une phrase à deux significations en anglais, mais qui n'est cependant pas utilisé en français.
16 L'évolution des façons de parler entre connaissances
Etant donné qu'il faut prendre en compte les indices lorsque quelqu'un parle, il va de soi que lorsqu'on dialogue avec ses collègues ou ses amis, avec lesquels on communique régulièrement, on se fonde sur des suppositions qui proviennent de la manière dont ils parlent habituellement. De cette manière, on est rarement ironique avec ceux qu'on ne connaît pas très bien, pour ne pas encourir le risque de ne pas être compris. Il s'agit plutôt d'un processus progressif d'accoutumance, et ce n'est que quand on soupçonne que l'ironie sera appréciée qu'on en use. A travers des interactions régulières, on réussit à mieux comprendre son interlocuteur, et même à prévoir sa manière de parler. Dès lors qu'il est question d'un choix de langue, il n'est pas rare que même ceux qui sont toujours en train d'apprendre telle langue ont des préférences dans ce domaine. Parfois, une " langue de préférence " s'établit dès la première rencontre, et il devient ainsi ardu de modifier cette habitude. Il est assez étrange que même si l'on connaît la langue maternelle de son interlocuteur, on n'est souvent pas obligé de l'employer. Ainsi, trois amis, une Anglaise et deux Espagnols qui se sont rencontrés dans un pays francophone choisissent tous les trois le français comme leur langue naturelle de communication, malgré le fait que tous les trois ne sont que des apprenants de cette langue, et qu'à côté de celle-ci, les Espagnols apprennent l'anglais, tandis que l'Anglaise apprend l'espagnol. D'ailleurs, lorsqu'ils se réunissent à Londres, où l'un des Espagnols habite, ils essaient un peu de parler, d'abord en anglais, et également en espagnol, mais en fin de compte ils ont tous les trois recours au français afin de se sentir plus à l'aise.
En bref, il existe des choix de langue qui sont très étroitement liés aux habitudes, et même aux conventions, entre des groupes de personnes, et le problème des interactions est primordial, même si l'un ou plusieurs d'entre eux sont devenus plus compétents dans une autre langue.
Lorsque la présence d'un monolingue oblige l'emploi d'une langue autre que la langue habituelle, les interlocuteurs trouvent étrange de contrevenir à leurs propres conventions.
Il est effectivement difficile de déchiffrer un message, si l'on attend une langue autre que celle utilisée. Alors qu'on attend certaines combinaisons de sonorités, on est dérouté par d'autres qui n'évoquent que des absurdités. Il semblerait que quelques secondes soient nécessaires pour reconnaître ce changement, pendant lesquelles la signification du message est déformée, voire perdue. De la même manière que le sens est négocié selon le contexte, les indices contextuels et les interactions précédentes nous informent sur le type d'échange qui va avoir lieu, et dans quelle langue. Une langue divergente nous oblige à réévaluer de tels indices.
Grosjean (1982 p141) note que le choix de langue est d'habitude rapide et automatique, et qu'une interaction initiée dans une langue encourage la réponse dans la même langue. Le va et vient du choix est ainsi considéré comme allant de soi, et la violation de cette convention peut entraîner de mauvais rapports. Tandis qu'entre amis le choix pourrait être discuté, dans d'autres contextes cette forme de relation ne serait peut-être pas possible, et ainsi pourrait entraîner de l'embarras ou de l'angoisse. (1982 p141)
Un passage à la langue maternelle de l'apprenant, bien que celui-ci puisse avoir pour objectif l'identification, peut être perçu comme le rejet des compétences de l'apprenant. Cependant, celui-ci peut avoir d'autres objectifs, tels que l'utilisation d'une langue pour se soustraire au " brouhaha " créé par l'emploi de l'autre dans l'environnement proche.
Il se peut également que le besoin de changer de langue ne soit pas perçu. De cette manière ce n'est que lorsqu'on remarque que l'interlocuteur a l'air désorienté, qu'on se rend compte du fait qu'on a oublié de changer, ou que l'on a changé de langue sans s'en rendre compte.
17 Alterner les codes ou ne pas alterner les codes ? Voilà la question.
Il faut le dire : le bilingue ou même l'apprenant, a plus de choix. Tandis que les monolingues ne peuvent que changer de style pendant leur discours, le bilingue aura éventuellement le choix de changer de style dans une langue, de changer de langue, ou bien les deux.
Le choix d'alterner les codes se fonde sur l'impression que locuteur a de son interlocuteur. Moins on se connaît, moins on aura envie d'alterner, à moins qu'on ne sache que le mot en question fait partie d'un champ de connaissance partagé. S'agissant d'un mot de la langue A contenu dans une phrase de la langue B, le locuteur gardera souvent l'accent de la langue A sur ce mot afin de prévenir l'interlocuteur de l'alternance éffectuée. (Lüdi et Py 1986 p141)
Au contraire, si les interlocuteurs se connaissent bien, il se peut qu'ils empruntent des mots pour les intégrer phonologiquement et morphologiquement dans l'autre langue, et même que ces emprunts deviennent partie intégrante de leur discours.
Wardaugh (1998 p102-3) faisait une distinction entre alternance situationnelle et alternance métaphorique. La première est engendrée par un changement de situation et peut-être de participants sans qu'intervienne un changement de sujet ; alors que la seconde est le résultat de ce changement de sujet, qui évoque un changement de sentiment à son propos. Cependant, il faut avouer qu'il existe des " préférences " de langue qui, bien que faisant intervenir un changement de sujet, n'affectent pas la signification du discours mais sont plutôt dues à une habitude. Ainsi, elles représenteront plutôt une alternance situationnelle que métaphorique.
Selon Deshays (1990 p29) " La bonne connaissance de deux langues ne signifie pas qu'il n'y ait pas une spécialisation fonctionnelle, en vertu de laquelle l'emploi de l'une des langues est préféré à celui de l'autre dans certains domaines d'expérience. " Bien que l'on trouve l'alternance employée comme une stratégie afin de construire un style particulier ou de transmettre une signification spécifique (voir le chapitre 3), il faut également souligner qu'il se peut qu'une langue soit préférée, voire préférable, dans un certain contexte et qu'une autre le soit dans un autre. Deshays établit un parallèle entre l'alternance et l'ambidextrie, confirmant que ceux qui se disent ambidextres auront presque toujours une main d'élection pour chaque tâche, et Halliday (cité dans Deshays 1990 p29) affirme qu'" il existe sans doute dans le monde des millions de gens dont l'anglais est la seconde langue et qui ont atteint un degré élevé de bilinguisme, mais qui ne pourraient faire ni l'amour, ni la vaisselle en anglais - pas plus qu'ils ne sont capables de discuter médecine ou aéronautique dans leur langue maternelle ". De cette manière, l'alternance situationnelle doit prendre en compte les cas où un changement de sujet déclenche une alternance de code, qui n'a pas pour but de produire une signification particulière, mais qui est requise par le contexte.
De cette analyse on peut tirer que le bilinguisme implique encore plus qu'une bonne connaissance de deux langues. Effectivement un haut niveau de bilinguisme oblige en parallèle un certain niveau au moins de bi-culturisme. Les deux langues en question ici - le français et l'anglais - et leurs sociétés respectives sont relativement proches, comparées à bien d'autres langues, et cependant l'apprenant se heurte régulièrement à de nombreux obstacles.
Cependant, on pourrait suggérer que là où les valeurs culturelles sont très proches, il existe encore des dissimilitudes de perception. Pourquoi par exemple le français catégorise-t-il les noms inanimés comme masculins ou féminins ? Si la langue est si intimement liée à la culture et à la société, ne va-t-il pas de soi qu'elle peut également avoir de l'influence sur celles-ci ?
Rebekah Yates
© 1995-2007 ZeFLIP.com All rights reserved.
| |