Sens et Signification Bilinguisme, au-delà de la connaisance de deux langues (3/3).
A quoi correspondent le sens et la signification des mots 12-12-2004
Dans " Life with two Languages" (1982) François Grosjean raconte l'histoire d'un professeur de la Sorbonne, qui expliquait comment certaines langues comportent des sonorités plus discordantes que d'autres. Tandis que certaines langues contiennent des groupes de consonnes et des consonnes palatales, d'autres sont construites avec des séquences voyelle-consonne, qui les rendent plus douces et plus agréables à écouter. Ledit professeur formulait un continuum : l'allemand sur le versant rauque, et le français sur le versant doux, avec l'anglais entre les deux. Il continuait à expliquer comment, de cette manière, il fallait parler allemand au cheval, anglais à la femme, et français à l'amante. Bien que cette petite histoire soit fondée sur quelques stéréotypes communs, elle souligne en fait un phénomène non sans conséquences.
Allant de pair avec la prosodie, l'intonation et le rythme d'une langue, les sonorités rendent les langues plus chantantes ou plus monotones ; et de la même manière que nous éprouvons des émotions liées à des styles différents de musique, les langues nous émeuvent selon leur propre " mélodie ". Il n'est pas rare d'éprouver des préférences pour les sonorités d'une certaine langue, voire pour un dialecte de sa propre langue, et ainsi on formule des opinions sur ce point, comme on le ferait pour la musique : le chinois est mélodique et agréable, l'allemand est guttural et plus difficile à apprécier, Guns'n Roses n'est que du bruit, etc.
Il est également possible que des clichés culturels aient un effet sur ces sentiments : Cyrano de Bergerac parlait avec un " honhihon ", et donc le français doit être la langue de l'amour. De tels stéréotypes donnent une image nette mais hélas souvent exagérée de la communauté en question.
D'ailleurs, comme l'a noté De Quincey (1856, in 1998 p46), moins on comprend une langue, plus on devient sensible à la mélodie ou la discordance de ses sonorités.
Néanmoins, quand il s'agit d'une compétence assez élevée dans la langue en question, il se peut qu'une répartition des usages ait pour but de provoquer tel ou tel sentiment
Cependant, suggérer que ce phénomène se limite à l'accent et à la prosodie serait pour le moins peu clairvoyant. Il s'agit également de l'existence de certains mots qui n'existent pas forcément dans l'autre langue, ou bien qui existent mais dont les significations divergent. Il n'y a pas en effet de traduction littérale entre deux langues pour toutes les notions.
Tout signe peut être décrit par un processus de circonlocution, soit dans une même langue, soit par traduction dans une autre ; d'ailleurs la difficulté de celle-ci illustre le fait qu'il n'existe justement aucune relation entre un mot et une chose.
1 Pancake ou Crêpe ?
Dans le dictionnaire français-anglais/anglais-français de Collins-Robert (1993), la définition du français " crêpe " est " pancake ". La consultation rapide des recettes de Delia Smith et de Maïté démontreraient également la qualité quasi-identique de la composition des deux. Et cependant, " crêpe " fait appel, chez moi du moins, à l'image d'une gourmandise, bien chaude, remplie d'un mélange de chocolat fondu et de crème chantilly, qui vient d'être cuisinée par une vieille parisienne, dont le mari joue de l'accordéon dans le bar derrière ce petit stand au coin d'une petite ruelle en bas d'une colline à Montmartre.
" Pancake ", par contre, suscite le souvenir d'une pâte épaisse, mélangée à l'école primaire, tous les mardis gras, par une institutrice (aussi vieille que la parisienne, mais bien moins chic !), qui donnait à chaque élève une petite poêle (sans revêtement Tefal !), suivie d'une bonne cuillerée du mélange. L'étape suivante consistait en une lutte acharnée pour l'utilisation de la plaque, avec les brûlures inévitables, les poêles renversées et de la préparation par terre et, une fois les " pancakes " cuisinées, le concours fastidieux du " sauté ", avec les visages rougis par les coups de poêles, les " pancakes " collées au plafond, sur les murs ou toujours dans la poêle à cause de l'absence de revêtement Tefal ! Et en guise de petite gâterie, pour ceux qui avaient été sages, la dégustation des " pancakes " refroidies, recouvertes de jus de citron et de sucre, ou parfois pleines de poussière, ayant été ramassées par terre !
Je ne vous ennuierai pas en faisant un sort aux galettes de sarrasin, " scotch pancakes ", crêpes Suzette, et aux soi-disant " crêpes " de la " nouvelle cuisine " britannique, mais je pense que vous voyez où je veux en venir !
2 Saussure : Signe et Référent
C'est Saussure qui a défini la différence entre les mots et les choses. Il n'y a pas, selon lui, de lien direct entre une chose et le mot qui le nomme, le signe et l'objet désigné ; la relation entre les deux est arbitraire. Le signe est constitué d'un signifiant - l'image acoustique, et un signifié - le concept. Il faut bien souligner que le signifié n'est pas une image, mais une idée générale, plus ou moins une définition schématique, qui peut s'appliquer à toutes les occurrences du concept, afin de pouvoir les englober toutes.
Les mots s'appliquent à une infinité de choses en fonction de leurs caractéristiques communes. Les mots " poisson rouge " ne désignent pas mon poisson rouge Elodie, ni mon autre poisson rouge Bob. Le fait même que j'en ai deux démontre que " poisson rouge " est un terme qui se réfère à toutes les occurrences de ce concept. Les mots ne désignent que ce qui est commun et ils ignorent les différences individuelles. Ainsi, Bob et Elodie sont tous les deux des poissons rouges, et cependant, Elodie est plus gris-argentée, tandis que Bob est plutôt rouge-orangé. Si un mot équivalait à une chose, ils auraient été nommés de façon à refléter leurs différences, et il deviendrait ainsi impossible de classer aucun des poissons du monde entier selon leur espèce, ni même de les regrouper sous le terme " poisson ".
De la même manière, le fait qu'ils possèdent des noms propres, ne veut pas dire que d'autres personnes et animaux ne peuvent pas posséder les mêmes noms. (Sinon il aurait peut-être fallu que la célèbre chanteuse de Star Ac' s'appelle Elo-deux !)
Si la langue ne servait qu'à " imiter " les choses, il n'y aurait pas besoin de mots, parce qu'on pourrait se contenter du geste. S'il existait autant de mots qu'il y a de choses, ils seraient pourtant inutilisables, puisque trop nombreux, et ceci représenterait une tâche bien trop ardue pour la mémoire. Selon Hagège (1985 p.129) " si les mots n'étaient que des images des choses, aucune pensée ne serait possible ". Ceci revient à dire qu'on peut très bien penser à des choses qui n'existent pas, en les opposant avec les choses qui existent : " La valeur de chaque signe au sein de la langue est désormais en effet une fonction de la valeur de tous les autres : un signe se définit par opposition à tout ce qu'il n'est pas. " (Nyckees 1998 p161)
Comme le note Benveniste, " Imaginons ce que serait la tâche de représenter aux yeux une " création du monde " s'il était possible de la figurer en images peintes, sculptées ou autres au prix d'un labeur insensé; puis, voyons ce que devient la même histoire quand elle se réalise dans le récit, suite de petits bruits vocaux qui s'évanouissent sitôt émis, sitôt perçus, mais toute l'âme s'en exalte, et les générations les répètent, et chaque fois que la parole déploie l'événement, chaque fois le monde recommence. Aucun pouvoir n'égalera jamais celui-là, qui fait tant avec si peu. " (1966 p29)
Le signe nous fournit l'outil nécessaire pour référer au monde extra-linguistique, que celui-ci soit réel ou imaginaire, abstrait ou concret, mais il reste indépendant du référent. D'ailleurs, hors de l'énoncé il n'a pas de référent, mais seulement une valeur qui lui est propre, par rapport aux autres signes dans le même système. La signification contextuelle résulte de la liaison entre le signe et le référent. Cependant, la référence peut délibérément être " supprimée " ou altérée pour produire des effets de sens.
Le fait que je peux également parler de Bob et Elodie comme " goldfish ", " pececitos rojos " ou " pesci rossi " montre que la relation signifiant - signifié est immotivée. S'il y avait un lien naturel entre les sons et l'idée qu'ils désignent, il n'y aurait qu'une seule langue.
Pour ce qui est du signe linguistique, il comprend le son et l'idée, mais la chose elle-même est exclue. Cette chose est le référent, et il n'y a pas de lien direct qui le relie au signe ; il est indépendant du sens. C'est en effet par convention que l'un évoque l'autre au sein d'une même communauté.
Selon Nyckees, " La valeur d'un signe dépasse largement la personnalité individuelle des interlocuteurs engagés dans l'échange. Cette valeur n'est pas laissée en effet à l'initiative de chacun, elle est en fonction des conventions en usage dans le groupe linguistique où le signe à cours. Le code qui fixe la valeur des signes n'est pas un phénomène individuel, mais collectif " (1998 p160), mais l'individu est libre de ne pas suivre ces conventions dans sa parole. Cependant, il est seulement libre jusqu'à un certain point, lorsque le signifié du signe n'est pas assez éloigné du référent pour empêcher la compréhension (Il est pourtant possible d'employer des mots qui ne veulent rien dire, voir plus loin). Pour que la compréhension d'un message soit effective, chacun des interlocuteurs aura besoin d'associer plus ou moins identiquement un signifiant à un signifié.
Ce n'est que dans l'emploi d'un signe par rapport à un référent, qu'une phrase aura du sens : " Le sens d'une phrase est son idée, le sens d'un mot est son emploi. A partir de l'idée, chaque fois particulière, le locuteur assemble des mots qui dans cet emploi ont un sens particulier […] Tout en comprenant le sens des mots, on peut très bien ne pas comprendre le sens qui résulte de l'assemblage des mots ; c'est là une expérience courante, qui montre que la notion de référence est essentielle " (Benveniste 1974 p226)
Cependant, le référent n'est pas entièrement étranger au signifié, puisqu'il se peut qu'une signification contextuelle provenant de la mise en relation des deux devienne partie intégrante du signifié, s'il est suffisamment employé dans la communauté dans ce même contexte.
3 Culioli : Domaine notionnel dans la grammaire " de l'énonciation "
Dans l'esprit Saussurien, Culioli a élaboré le concept de domaine notionnel dans le cadre de la grammaire dite énonciative. Pour chaque énonciateur, il existe un mot qui recouvre une notion. Celle-ci est un faisceau de propriétés physiques et culturelles qui sont communes à toutes les occurrences de cette notion, en dehors des références à une occurrence particulière, et la notion est commune à tous les membres de la communauté. (Bouscaren et Chuquet 1987) Par exemple, la notion [poisson rouge] est faite des propriétés [être poisson] et [faire partie de la sous-catégorisation poisson-rouge]
Autour d'une notion est construit un domaine notionnel, qui est déjà bien plus subjectif, puisqu'il va permettre de quantifier et de qualifier des occurrences de la notion. La construction d'un domaine notionnel requiert la mise en place d'une frontière qui sépare l'intérieur du domaine (" ce qui est poisson rouge ") de l'extérieur (" ce qui n'est pas poisson rouge "), et qui comprend tous les instances de " ce qui n'est pas tout à fait poisson rouge, mais pas autre chose non plus ". Elle permet également, à l'intérieur du domaine, la construction d'un centre attracteur, qui représente les propriétés de la notion par excellence. Le domaine notionnel est d'une certaine manière très subjectif, puisque basé sur l'expérience et l'interprétation de l'énonciateur. Alors qu'un énonciateur appellera un chat un chat, un autre ne considèrera point ce chat comme tel. Enfin, c'est la langue dans son utilisation qui est étudiée.
4 Taylor : Les connaissances linguistiques et encyclopédiques
Tandis que la linguistique avait préalablement étudié la langue comme un moyen autonome de la communication, la linguistique cognitive prend la langue comme une réflexion de nos pensées et nos manières de concevoir, dans l'esprit qu'elle peut nous fournir des données sur la façon dont les systèmes " opèrent ".
La linguistique cognitive partage l'avis de la linguistique structuraliste selon lequel la signification est d'une certain manière créée en emploi, selon les contextes. Cependant, tandis que les structuralistes insistent sur les relations entre signes à l'intérieur du système linguistique, les cognitivistes s'intéressent aux contextes externes à ce système, ceux déterminés par la connaissance du monde et les conventions culturelles. Pour ceux-ci, le fait que ces connaissances ou conventions soient ou non lexicalisées dans la langue n'a rien à voir, mais ils constituent les connaissances encyclopédiques du concept en question.
Il existe bien des formes, qui n'ont aucune signification, sauf dans le contexte d'une convention culturelle. Ainsi, certaines formes impliquent une connaissance de telle norme chez le locuteur. Taylor démontre que d'une certaine manière, de telles connaissances constituent une partie de la signification des mots. En effet, n'importe quelle connaissance est susceptible d'aider à construire de la signification.
La signification en soi, telle qu'elle est représentée par le signifié saussurien est indépendante des conventions et des connaissances spécifiques du locuteur. Cependant, il n'est pas toujours facile de déterminer où les caractéristiques innées finissent et où la subjectivité commence.
Pour revenir à Bob et Elodie, le fait qu'ils soient des poissons est bien sûr une caractéristique innée, et d'ailleurs on peut les classer dans des catégories moins spécifiques (animal, aquatique), plus classiques (1 bouche, 2 yeux, des ouies et des branchies, des nageoires et une queue), ou plus spécifiques encore (poisson d'eau douce, de type N/N/O/H/F - c'est-à-dire ovoïde, à la nageoire dorsale haute et à la queue en éventail - selon le code international).
Le fait d'avoir deux yeux n'est pas une caractéristique déterminante, mais plutôt attendue. En effet, Bob n'a qu'un seul œil, mais c'est toujours un poisson rouge, bien qu'on l'ait acheté à moitié prix et qu'il faille mettre la nourriture du bon côté sur son corps, sinon il risque de tourner en rond sans pouvoir la trouver !
Le fait de ne pas être rouge n'est pas tout à fait déterminant pour Elodie non plus, la plupart des gens sont conscients du fait qu'il existe plusieurs variétés de poisson rouge, et que ces poissons rouges existent en plusieurs couleurs, tailles etc.
D'ailleurs, lorsque je parle de mes poissons rouges, je tiens également compte de la manière que nous avons de les garder dans une sorte d'aquarium à la maison, et ce n'est pas comme si j'avais nommé deux poissons que j'avais achetés au rayon surgelés, ou que j'avais pêchés et que je garde dans la baignoire, par exemple. Cependant, il doit sans doute exister des cultures, où l'idée d'emprisonner deux petits poissons dans un bocal pour son propre plaisir semblerait insensée.
D'ailleurs, selon son niveau d'aptitude à distinguer entre races de poisson différentes, l'éleveur ou le pêcheur peut se révéler bien plus ouvert à ces différences, tandis que celui qui craint les poissons reste fermé à leur égard, les perçoit tous comme méchants, et n'arrive pas à voir plus loin. De cette manière, de tels éléments peuvent entrer dans la caractérisation du " poisson rouge ". Ainsi l'expérience du locuteur joue un rôle déterminant dans sa manière de percevoir et de comprendre les différentes significations.
5 Une vision du monde
Pour l'apprenant, tout ce que la langue dit sans dire : les connotations des mots, la densité poétique, la valeur émotionnelle des mots, ne sont que difficilement, voire jamais acquises. Comme Deshays le souligne, " Un individu qui émigre de son pays natal vers l'âge de vingt ans ou après, qui se marie et s'installe dans son pays d'accueil, s'immergera de plus en plus dans la culture locale. Il se familiarisera avec la richesse et la densité de la langue. Mais il lui manquera toujours un " je ne sais quoi " pour en pénétrer tous les arcanes. " (1990 p57)
Selon Hamers et Blanc (1983 p350), la raison pour laquelle ces aspects restent hors de la porté de l'apprenant est que celui " qui acquiert une seconde langue possède un bagage linguistique dans sa langue maternelle. " En comparaison avec l'enfant, qui aborde la tâche d'apprentissage du fait de son besoin d'acquérir des moyens de communication, l'adulte qui a envie d'apprendre une deuxième langue possède déjà ces compétences dans sa langue maternelle. Son monde est ainsi déjà " signifié " par les mots de cette langue, et il ne sait pas comment séparer la réalité de ces mots qui la décrivent.
L'apprentissage d'un nouveau mot implique la prise de conscience qu'il signifie la même chose que tel ou tel mot dans la langue maternelle. D'ailleurs, lorsqu'un terme comporte des connotations divergentes, l'apprenant a tendance à assimiler le terme au terme qui lui ressemble dans la langue maternelle. Ainsi, il est souvent difficile de différencier entre mots dont les significations se recouvrent partiellement. Un enfant, par contre, qui acquiert ses deux langues en même temps, aura deux interprétations de la réalité : " Chez l'enfant, la commande de la langue… deviendra une faculté intrinsèque de l'individu, une nouvelle fenêtre ouverte sur le monde plutôt qu'un outil fonctionnel et extérieur à son être… une deuxième culture. " (Deshays 1990 p.57)
L'apprentissage d'une langue étrangère implique la superposition d'une nouvelle vision du monde sur l'ancienne, et non pas la même vision du monde traduite par les mots de la deuxième langue. Les difficultés de traduction entre deux langues expliquent comment, bien que la réalité désignée reste la même, les langues ne partagent pas les mêmes possibilités d'expression pour parler d'elle. S'agissant d'un bilingue, la traduction requiert qu'" il oublie les mots du texte et cherche en lui l'idée la plus proche (quoi que jamais identique), puis extériorise cette deuxième idée dans l'autre langue. " (Deshays 1990 p31) Ce processus vient du fait que le découpage conceptuel n'est jamais exactement identique dans les deux langues. Ce découpage joue ainsi un rôle déterminant sur la perception et l'expression langagière, de telle manière que la vision du monde se retrouve élaborée par lui.
6 Une réalité découpée par la langue
" Pour tout usager ordinaire, ce que dit sa langue est ce que l'on doit dire " (Hagège 1985 p106). Ainsi, si l'on a appris une vision du monde et de la réalité que sa langue reproduit de façon appropriée, il semblerait quasi-impossible de quitter cet univers " mental " pour réfléchir sur la façon dont on envisage de telles choses. Comme le note Benveniste : " Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. […] La langue est instrument à agencer le monde et la société. Elle s'applique à un monde considéré comme " réel " et reflète un monde " réel " mais ici chaque langue est spécifique et confirme le monde à sa manière propre " (Benveniste 1966 p82.)
Puisque la langue est inséparable de la pensée, la langue maternelle dirige la pensée même quand il s'agit d'une communication en deuxième langue. Ce n'est que quand l'apprenant atteindra un niveau de compétence assez élevé, sinon bilingue, qu'il se rendra compte de ce phénomène. Il remarquera peut-être qu'il perçoit différemment un concept similaire dans chacune de ses deux langues, et que sa manière d'en parler est étrangement dissemblable. En effet, il faut souligner que la langue n'est pas la réalité, puisque le signe n'est pas lié au référent. Cependant, elle reproduit la réalité d'une telle manière, qu'on ne se rend pas compte du fait qu'elle ne l'est pas.
" Le langage reproduit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale: la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l'événement et son expérience de l'événement. Celui qui l'entend saisit d'abord le discours et à travers ce discours, l'événement reproduit […] Une fonction double: pour le locuteur il représente la réalité; pour l'auditeur il recrée cette réalité. " (Benveniste 1966 p.25) Bien que ces deux réalités puissent être divergentes, il va de soi que pour le locuteur et son auditeur les réalités restent suffisamment proches pour maintenir l'interaction.
Puisque la langue et la pensée sont inséparables, on pourrait suggérer que la langue porte sur la manière dont on envisage la réalité. Une célèbre théorie de Whorf voulait que la perception de la réalité ait des liens inextricables avec l'organisation de sa langue. Ainsi un locuteur de la langue X percevra le monde différemment qu'un locuteur de la langue Y, et l'ampleur de cette distinction dépendra du degré de proximité des deux langues. Whorf souligne ainsi que toute pensée se développe dans une langue, et que chaque langue s'organise différemment des autres. Cette organisation comporte les formes et les catégories, l'individu non seulement communique, mais également analyse la nature, remarque ou néglige des relations et des phénomènes, et raisonne selon celles-ci. (Whorf 1942 p252)
Selon Benveniste : " On discerne que les catégories mentales et les lois de la pensée ne font, dans une large mesure, que refléter l'organisation et la distribution des catégories linguistiques " (1966 p.62)
Il est vrai que si la langue X propose un mot qui décrit un concept particulier, il serait sans doute plus facile d'en parler dans cette langue, plutôt que dans une autre qui ne possède pas le mot. D'ailleurs, il se peut qu'il soit plus facile pour les locuteurs de la langue X de percevoir des occurrences de ce concept.
" Les locuteurs de langues qui font certaines distinctions lexicales sont mieux à même de s'exprimer au sujet de la réalité visée que les locuteurs de langues qui ne font pas ces mêmes distinctions… La structure grammaticale des langues prédisposent les locuteurs à certains schémas de pensée " (Sapir et Whorf cités dans Yaguello 1981 p99)
Le fait que la langue française ait besoin de spécifier le genre d'un nom (en général), classification inexistante ou incomplète dans nombre de langues (l'anglais ne spécifie que le genre des êtres animés, à part quelques exceptions comme " ship "), même si le concept en question est inanimé, implique qu'un apprenant qui ne fait pas cette distinction dans sa langue maternelle la trouve inutile, superflue, et ainsi difficile à incorporer dans ses énoncés.
D'ailleurs, lors de l'apprentissage d'une deuxième langue qui ne fait pas cette distinction par un apprenant dont la langue maternelle la fait, il s'avère difficile de ne pas percevoir cette distinction, et de la rendre explicite.
D'autre part, le fait que certaines langues offrent plusieurs mots là où d'autres n'en possèdent qu'un, voudrait dire que les locuteurs de celles-ci soient plus limités dans leur perception d'un concept, tandis que les locuteurs de celles-là percevront le même concept avec beaucoup plus de " détail ".
7 La langue découpée par la réalité
Bien que " nous pensons un univers que la langue a d'abord modelé " (Benveniste1966 p63), ce sont les locuteurs, nous, qui font évoluer la langue pour qu'elle puisse englober nos propres perceptions et ainsi notre pensée, et ce sont nos ancêtres qui ont toujours fait pareil.
Tandis que la disponibilité d'un mot rendra plus aisé le discours sur un concept, il faut souligner que tous les signes peuvent être expliqués par d'autres signes et que, comme l'a noté Wierzbicka (1999) la langue ne comportera que des représentations des concepts qui existent et qui ont une 'importance dans telle culture. Quoique la perception d'un concept soit facilitée par l'existence d'un mot ou d'une structure pour le décrire, celui-ci n'existerait pas en dehors d'une certaine perception cognitive dudit concept.
En effet, le genre des inanimés est " tout à fait arbitraire " (Yaguello 1989 p12), il ne fait pas partie inhérente de la structure organisationnelle du monde, puisqu'il n'y a aucun accord entre les langues qui font cette distinction sur les concepts représentés par du masculin, et ceux représentés par du féminin. C'est plutôt une question de classement propre à la langue.
De telles distinctions entre les langues sont plutôt dues à des valeurs symboliques qui ont étés forgées par les locuteurs, selon leurs propres besoins. Et cependant, nombreux sont les poètes, les mythes et les religions qui perçoivent la mort, la mer et la lune comme féminines. (Yaguello 1978 p121)
C'est sûrement l'intérêt de la communauté qui crée la variété lexicale. Ainsi, Yaguello note que le vocabulaire de l'érotisme et la sexualité ne sont déficients dans aucune des langues du monde ! (1981 p181)
Le fait qu'il n'existe aucun terme en basque pour exprimer la physique nucléaire ne veut pas dire qu'on ne peut en parler en basque, mais que le besoin d'en parler n'est pas fort parmi les Euskariens. D'une façon semblable, on peut noter que les Anglais et Français n'avaient aucun besoin d'en parler à un moment donné, et ainsi le vocabulaire n'existait pas non plus dans ces langues.
" On peut penser en effet que la langue reflète certaines catégories de pensée ou certains faits sociaux-culturels tout autant qu'elle les entretient ou les impose ; la langue change aussi sous l'influence de facteurs sociaux et pas seulement sous l'effet d'une logique interne qui ne doit rien à la société ". Sapir et Whorf (cité dans Yaguello p.99)
Est-ce que le classement utilisé par les locuteurs est le fruit du hasard, ou est-ce le résultat des structures mentales de la société ? Comme le note Yaguello (1978), c'est un véritable problème de la poule et de l'œuf. La manière la plus importante dont les langues diffèrent est en fait à propos de ce qu 'elles nous obligent à dire. (Yaguello 1988 p68) Tandis que l'anglais nous oblige à préciser si un enfant est masculin ou féminin en disant " his doll " ou " her books ", le français néglige le genre du " possesseur " et utilise trois formes en fonction du " possédé " : " son livre ", " sa poupée " ou " ses jouets ".
Si les francophones perçoivent le genre quand ils parlent en anglais, il est sans doute plus facile de se dire qu'il ne faut pas l'employer que pour l'Anglais de deviner le genre d'un mot français. Il peut peut-être apprendre certaines règles, selon la fin d'un mot par exemple, mais il est encore plus difficile ainsi créer les genres là où il n'en perçoit pas. Si l'apprenant perçoit quelque chose comme neutre, il emploiera peut-être la forme masculine bien que la chose en question soit féminine. De la même manière, si un mot sonne féminin ou masculin à son oreille, il va avoir plus de difficultés à se détacher de cette préconception pour analyser la réalité que ce mot désigne.
Il se peut qu'il soit plus facile pour un français de parler d'un concept qu'il considère masculin en tant que neutre parce qu'en français, le masculin est également générique, tandis que considérer un concept féminin comme neutre requerrait plus de réflexion.
8 La faculté symbolisante de la langue
Bien qu'il soit difficile de distinguer la langue de la réalité si la langue reproduit celle-ci de façon appropriée, surmonter cet obstacle requiert la conscience que les mots ne désignent pas la réalité, mais la symbolisent. Selon Yaguello " c'est ce lien-là qui justement fait défaut, que les locuteurs, naïvement, s'efforcent de justifier, de rationaliser, de façon tout à fait logique d'ailleurs, puisque la langue structure pour eux la réalité. " (1981 p103)
Quoique la langue produise des énoncés qui parlent du monde, ceux-ci sont plutôt la manifestation de l'aptitude humaine à signifier. Il faut, encore une fois, garder le signe à l'écart du référent ; celui-là symbolise celui-ci, il n'est pas lui. (Néanmoins, lorsqu'il s'agit d'apprendre les numéros, il semblerait qu'il faille construire un lien direct entre le signe et le référent puisque les numéros représentent un cas étrange où le référent ne peut pas être désigné par un autre signe. ) La réalité est découpée selon les besoins d'une communauté linguistique, et ceux-ci peuvent être inspirés par des besoins individuels. Surtout il n'y a aucun découpage qui soit inhérent à la nature des choses, il s'agit plutôt de classifications plus ou moins subjectives. D'ailleurs il semblerait presque impossible de traduire nos perceptions entièrement dans la langue, puisque celle-ci reste un phénomène de société, tandis que nos pensées sont purement personnelles. C'est ainsi que les individus risquent de produire des énoncés qui ne se conforment pas forcément aux conventions de la communauté, afin d'exprimer leurs propres sentiments et c'est ainsi que la signification évolue (voir plus bas) " Celui qui parle ici le fait en son nom personnel et propose des vues qui lui sont propres " (Benveniste 1974 p216)
Ses énoncés expriment une vision du monde qui lui est propre. De cette manière, Deshays souligne la nature personnelle des significations : " Les mots qu'il (l'enfant) apprend da la bouche des autres n'acquièrent de sens que dans le cadre de son expérience subjective. Pour lui la signification globale du mot " maman " est en partie déterminée par le rapport qu'il entretien avec sa mère réelle. ". Elle parle de la langue à la fois comme un moyen de communication social efficace et comme une langue " privée ", la langue de chacun comportant des subtilités qui lui sont propres. (1990 p22)
Cependant, pour qu'une façon de s'exprimer devienne répandue, il faut que le concept en question soit " de notoriété publique " pour qu'une " déviation " soit compréhensible. Ainsi les perceptions des apprenants sont pour la plupart écartées, puisque reflétant une perception perçue comme étrangère ou trop personnelle pour être reconnue.
9 La création, l'acquisition et l'évolution du sens dans une communauté linguistique
Comme on l'a noté dans le chapitre deux, une bonne connaissance des règles de la langue permet de produire des phrases tout à fait correctes, mais elle ne permet pourtant pas de calculer la validité socioculturelle de la phrase. Ceci vient seulement d'une compétence communicative, facilement acquise par des autochtones, mais qui représente néanmoins un obstacle difficilement surmontable chez les apprenants d'une deuxième langue.
D'ailleurs on a constaté que cette compétence communicative permet au locuteur natif de décider parmi plusieurs alternatives, grammaticalement correctes, laquelle est la tournure consacrée par la société.
Lorsqu'un apprenant demande la différence entre deux possibilités, il n'est pas rare de découvrir que les natifs ont leurs propres intuitions sur la nature de tel ou tel mot, qu'ils n'ont pas forcément la capacité d'expliquer. Mais bien qu'ils ne sachent pas vraiment mettre le doigt sur la différence, ils savent quand même employer chaque mot dans son propre contexte, où ils font valoir les nuances qui leur sont propres. Tandis que le dictionnaire nous fournit quelques unes des distinctions les plus évidentes, il nous laisse perplexes face à des quasi-synonymes.
Les autochtones n'ont aucune difficulté à intégrer de nouveaux mots qu'ils entendent, de façon correcte et courante, mais pour les apprenants, il est déjà difficile de comprendre de tels mots dans leur contexte, et l'aptitude à les intégrer dans son propre discours reste longtemps hors de portée.
En effet, ce sont des indices de contexte qui permettent cette intégration, et ceci explique clairement comment la langue d'un locuteur natif évolue: puisqu'il est entouré par la langue, la signification d'un mot devient de plus en plus claire, grâce aux comparaisons qu'il fait entre des emplois divers du mot, et les fonctions qu'il assume dans des contextes différents. Inconsciemment, il catégorise le mot, selon des propriétés distinctes, telles que nom/verbe/adjectif, ou bien plus subtiles comme animé/non animé, mortel/non mortel. Quelques propriétés sont bien sûr plus évidentes que d'autres, et se prêtent plus à l'analyse que d'autres, mais par un processus de déduction, plus ou moins rapide, il réussit toujours à intégrer chaque nouvelle forme qu'il entend.
10 Les " anomalies "
Un manque de respect vis-à-vis des contraintes sémantiques peut se révéler aussi nuisible que la non-concordance des règles de grammaire.
Tandis que l'anomalie syntaxique est en général facile à corriger et à comprendre, la particularité sémantique entraîne beaucoup plus de difficultés. Mais c'est souvent à cause d'un manque d'imagination qu'on ne conçoit pas de contextes appropriés pour englober des anomalies sémantiques, et que le sens est laissé à ses propres moyens d'interprétation.
On attend certaines constructions dans certains contextes et ainsi, un mot dont les connotations ressemblent à celles de celui qui avait été attendu passe sans difficulté, tandis qu'un mot inattendu implique une réévaluation de la signification. Une telle anomalie déclenche une forme de décryptage à deux niveaux. Au premier niveau, une violation des contraintes de sélection sera perçue, ensuite, au deuxième niveau, l'interlocuteur cherchera dans sa propre connaissance de la langue, afin de trouver une forme semblable ou un substitut approprié. Cependant, ce phénomène est restreint au cas où le mot attendu n'est pas trop éloigné, d'une certaine manière, du mot fourni. Ce phénomène reste alors hors de portée pour les étrangers qui, pour la plupart, emploient des formes trop éloignées de celles attendues ou qu'on considère comme violant les règles de sélection, puisque la signification est opposée. Ce n'est que le natif qui est conscient de la langue maternelle de l'apprenant qui pourra comprendre les origines d'un tel problème.
Comme l'on vient de le constater, l'anomalie sémantique semblerait se corriger beaucoup moins facilement que la faute de grammaire. D'une part, la correction s'avère plus compliquée à cause de la fluidité des règles de construction sémantique, face à la rigidité des règles de grammaire. D'autre part, et selon Yaguello, " Les locuteurs ayant horreur du vide sémantique, on cherchera toujours à forcer le sens, même là où il apparaît le plus absurde. " (Yaguello 1981 p152)
D'ailleurs, il n'est pas toujours élémentaire de distinguer entre l'anomalie qui est plus ou moins accidentelle, et celle qui est intentionnelle, afin de créer un effet de style. Il existe bien des auteurs qui profitent des anomalies de cette manière dans leurs oeuvres, tels qu'André Breton, James Joyce, Lewis Carroll, Anthony Burgess, George Orwell etc.
Peu importe qu'il s'agisse de mots qui n'existent pas ou de mots en contradiction avec les présupposés de la phrase, l'emploi des indices de contexte aidera à comprendre le sens de la phrase, et si elles sont assez proches, et suffisamment employées, les nouvelles connotations deviendront soudées à la définition préalablement établie chez les locuteurs en question.
Il est important de noter que les locuteurs natifs n'ont même pas besoin d'exprimer un mot afin d'être compris. L'emploi de mots qui " ne veulent rien dire ", tels que " machin " " truc " " schtroumpfer " " thingamigig "… montre l'aptitude des locuteurs à employer les indices de contexte pour révéler le sens de ce qu'ils disent. On peut également employer un mot qui à une signification légèrement différente par rapport à celui qu'on cherche sans déformer le sens que l'on cherche à partager.
11 Déviation de parole devient connotation de mot
Le sens contextuel provenant de la mise en relation d'un signifié et d'un référent, il s'avère que ces deux éléments ne seront pas si éloignés l'un de l'autre, et qu'un sens d'abord contextuel peut devenir partie significative du signifié pour un tel groupe de locuteurs, et même sur une plus grande échelle.
Plus une déviation personnelle réussit à atteindre des locuteurs, plus elle sera intégrée dans leur système de significations. Il ne faut pas renier l'influence énorme qu'ont, de nos jours, les médias sur la parole. Lointaine est l'époque où les formes de langue ne se mélangeaient pas, et nous voilà au milieu de l'ère de la télévision et de la radiodiffusion qui permettent aux milliers de personnes d'entendre un message émis spontanément. Tandis que, par le passé, une communauté linguistique n'aurait été que très rarement influencée par des visiteurs lointains, nous ouvrons nos portes jour et nuit aux présentateurs d'origines diverses, qui apportent avec eux leurs particularités dialectales ainsi que leurs préférences personnelles de formes en passant par des phrases publicitaires, construites expressivement pour être facilement accrochées. Ces spécificités, plus ou moins contagieuses de nature, s'imprègnent d'une manière pernicieuse dans le cerveau de ceux qui les entendent et se propagent ainsi encore plus vivement dans la communauté.
En effet, plus un mot est employé dans la langue quotidienne, moins les locuteurs percevront ses connotations. Elles sont d'une certaine manière attendues et prévues, et ne demandent pas autant de concentration que les mots bizarres et moins souvent employés. " Le sens commun, connu, usé, en dit moins que l'inconnu qui fait une part au rêve, à l'imagination " (Yaguello 1981 p.114).
Un phénomène bizarre est le fait que les apprenants ne peuvent pas avoir d'influence sur la langue. En effet il est vrai que les professeurs de langue succombent parfois aux inventions linguistiques de leurs élèves mais à une différence près : ils possèdent déjà une façon d'exprimer quelque chose, qui est conventionalisé dans la langue en question, et ainsi ils rejettent la forme non conforme. Cependant, il n'est pas rare qu'une telle forme soit employée d'une manière ironique entre des professeurs qui partagent la connaissance de ces formes guindées.
" Le " sens " d'une forme linguistique se définit par la totalité de ses emplois par leur distribution et par les types de liaisons qui en résultent. " (Benveniste 1966 p290) Lorsqu'il s'agit d'une forme inattendue, le locuteur natif peut se demander s'il n'existe pas éventuellement un emploi où le sens qu'il avait attendu et le sens qu'il vient d'entendre sont mutuellement reliés. Il aura cette capacité, puisque même s'il ne les emploie pas, il aura sûrement entendu la plupart des emplois possibles d'un mot, et ceci en contexte. L'apprenant, par contre, ne possède pas autant de connaissances et, même s'il a appris deux ou plusieurs emplois d'un mot, les différents domaines de son emploi l'empêcheront peut-être de formuler une liaison entre ceux-ci.
12 Noms composés et transfert sémantique
La compréhension d'une forme dans son contexte requiert l'activation des connotations appropriées, ou selon Taylor l'activation des connaissances encyclopédiques (Taylor 1989 p91) Ainsi les divers emplois d'un signe vont mettre en perspective certaines connotations différentes, en laissant d'autres à l'arrière-plan, ou en les supprimant. Taylor utilise le phénomène des noms composés pour expliquer cette sélection des connotations. Puisque la compréhension d'un nom composé implique la sélection de connotations de ses deux composantes, il s'ensuit qu'un nom composé est potentiellement ambigu. Ce n'est qu'à travers nos compétences encyclopédiques que nous réussirons à trouver la bonne signification, puisque nos compétences grammaticales nous offrent plusieurs interprétations potentielles. Il conclut que l'acceptation d'un nom composé est étroitement liée à sa manière d'être interprété.
Dans la figure 6, on peut voir les possibilités de sens pour le nom composé anglais " home birth ". Ce n'est qu'en mettant en perspective les bonnes connotions de chaque mot qu'on réussira à comprendre la signification de cette union. De cette manière on peut voir que là où l'anglais emploie le même mot " home ", le français comprend énormément de variation. On pourrait suggérer que ceci apporte plus de spécification, puisque le français a besoin d'expliciter ces différences. L'anglais, lui, les laisse implicites, bien qu'elles soient comprises.
De la même manière, le cas du transfert sémantique repose sur une compétence à évaluer les connotations de deux mots. Lorsqu'on emploie un signe pour parler d'un autre dont le signifié n'a rien à voir avec celui du premier, il faut chercher dans les connotations connues pour retrouver ce qu'il y a de plus compatible ou de plus incompatible. Il n'est pas rare d'entendre les serveurs parler de leurs clients en les appelant par leur commande, les médecins de leurs patients en les appelant par leur maladie, voire des professeurs de leurs étudiants selon leur caractère ou leurs faiblesses. La métonymie d'ailleurs impose même les connotations du premier concept au deuxième, et souligne ce qu'il y a de plus congruent entre les deux concepts.
Bien que la métaphore soit un phénomène littéraire, Lakoff et Johnson notent (1986) que de telles constructions sont des manières cognitives de perception, présentes dans la vie quotidienne, que nos langues reflètent. Elles ne font pas partie de la structure de la langue. Afin de parler et de penser dans certains domaines, on emploie d'autres domaines et le vocabulaire qui leur correspond. (Fauconnier 1997)
13 Changement dans l'expérience collective
Que les mots désignent la réalité est de conséquence lorsqu'une réalité disparaît. La langue se régule pour englober les besoins de ses usagers, et si une réalité désignée par un certain mot n'existe plus, il est possible, voire probable, que le mot disparaisse également. De la même manière, un nouveau phénomène créera le besoin de nouveaux mots. Cependant, il est également possible que lorsqu'un concept disparaît ou évolue, son " nom " survive, et réfère à cette chose, tout en exprimant quelque chose d'autre. Il se peut même que tout seul, un tel mot ne veuille rien dire, et que c'est seulement dans une expression qu'il persiste : " on n'objecte pas les archaïsmes qui subsistent dans l'usage, quoi qu'ils ne soient plus définissables ou opposables aujourd'hui. Il suffit que le mot français " rez " soit constamment lié à " de chaussée " ou " fur " à l'expression " au fur et à mesure ", pour qu'ils soient identifiés, étant donné qu'ils ne se maintiennent que dans des groupes constants prévisibles et qu'ils font partie intégrante de signes uniques. " (Benveniste 1974 p.222)
La troncation vient d'une tendance chez les autochtones à réduire le plus possible leur effort articulatoire en supprimant certaines syllabes ou phonèmes d'un mot. Il s'agit bien sûr de mots pour décrire des concepts qui sont assez communs dans une communauté donnée, qui ne risquent pas d'être confondus avec d'autres mots désignent d'autres concepts. C'est ainsi que le réseaux de trains souterrain de Paris, préalablement appelé le métropolitain, est devenu le métro tout court, et la télévision, la télé. Dans le même esprit, les sigles ou acronymes remplacent des appellations assez laborieuses telle que la Société Nationale de Chemins de Fer, par ses initiales (SNCF). L'ellipse réduit le nombre de mots employés pour référer à un concept, en utilisant l'un pour faire allusion à et sous-entendre les autres, ainsi le métro(politain) était à l'origine le chemin de fer métropolitain, et un bordeaux, un vin de Bordeaux. Il faut souligner que ces trois phénomènes reposent sur une communauté d'expérience entre les locuteurs, puisqu'une partie du signe reste implicite. En effet, il est difficile pour un apprenant de comprendre qu'un mot tel que " radio " soit féminin, jusqu'à ce qu'il comprenne que c'est une troncation de " la radiodiffusion ". Pareillement, pourquoi dirait-on la feta, mais le brie ? Ceci est seulement compréhensible lorsqu'on remarque que brie représente le fromage qui vient de Brie, tandis que feta est un type de fromage, de genre féminin.
14 L'acquisition chez l'enfant et chez l'apprenant.
La tâche de l'apprenant est double. Non seulement doit-il s'efforcer de construire un système de signes, mais il doit également fournir des liaisons entre eux. Celles-ci doivent respecter des conventions d'une communauté linguistique mais doivent en plus être assez flexibles pour répondre à ses propres besoins et lui permettre de transmettre sa propre vision du monde. La difficulté principale est de percevoir la distinction étroite entre les divergences qui expriment des objectifs personnels et celles qui témoignent d'une incorrection.
Cette compétence, acquise très tôt dans le développement de l'enfant, s'acquiert par le besoin de communiquer. L'enfant n'entend que des sons, il ne comprend pas que ces sons sont séparés en mots. Il lui faut du temps pour isoler des formes individuelles, que ce soit au niveau du mot ou de la phrase, et puis il les associe aux significations spécifiques, il identifie une fonction sémantique avec un contexte, et en tâtonnant, il construit sa catégorisation de mieux en mieux.
Il semblerait que l'apprenant d'une langue étrangère ne puisse pas passer par un pareil processus. A partir de sa langue maternelle, il possède déjà des connaissances métalinguistiques - le fait que la langue s'organise en mots, qui suivent des règles de grammaire, etc. mais bien que la compréhension métalinguistique l'aide à dépasser la première étape, elle semblerait empêcher l'acquisition des nuances. L'enfant produit des énoncés ambigus, qui seront corrigés selon la situation et le contexte, mais l'apprenant n'a pas vraiment cette opportunité ; il sait comment communiquer, de façon complète, et ainsi il superpose des représentations de sa langue maternelle sur celles de la deuxième langue, quoi qu'à tort.
15 Faux-amis
Puisqu'en général, chez l'apprenant, les mots sont appris à travers un processus de traduction, la deuxième langue ne signifie souvent aucune réalité propre à elle, mais plutôt une réalité d'équivalence avec celle de la première, bien que ces deux réalités puissent être divergentes. On a déjà noté que l'on a tendance à assimiler tout terme inconnu en le reliant au terme qui lui ressemble le plus dans la première langue. Une forme dans la deuxième langue adopte ainsi la signification de celle de la première, ce qu'on appelle un " faux ami ". Afin de l'éviter, il faut construire des liens d'interprétation du genre " actuellement ? actually ", cependant, il se peut également que le sens d'un mot recouvre partiellement le sens de celui de la première langue, et il est ainsi possible de l'employer dans certains contextes, mais pas dans d'autres. Celui-ci est encore plus difficile à éviter.
Pour éviter des confusions du genre " je suis vingt ans " (I am twenty) ou " j'ai allé à la piscine " (I have been to the swimming pool), il lui faudrait construire des liens d'interprétation, pour apprendre que " have " n'égale pas toujours " avoir ", et qu'" être " ne veut pas toujours dire " to be ".
Ainsi chaque langue est susceptible de jouer le rôle d'une métalangue pour caractériser l'autre, ce que Lüdi et Py croient être " une vision du monde originale propre aux bilingues et biculturels ", puisque comprenant ces rapports (voir chapitre 1 : " ball " et " balle ", " balloon " et " ballon "). (1986 p.66)
Il se peut également que deux mots appris comme synonymes possèdent un statut dissemblable dans chaque langue. Ainsi, un apprenant, dont la langue maternelle utilise ce mot à haute fréquence, aura plus tendance à l'employer dans la deuxième langue, bien que celle-ci l'utilise moins régulièrement.
Dans les situations propices à l'alternance des codes, il est possible qu'une anomalie venant de la première langue ne soit même pas perçue si l'interlocuteur connaît bien celle-ci. De cette manière, les formes qui avaient préalablement été de faux amis deviennent de " bons amis ", les locuteurs changeant leur signification plus qu'ils les emploient.
16 Prédire toutes les restrictions de sélection est trop difficile
Bien qu'il soit utile de pouvoir prédire avec certitude les restrictions de sélection qui portent sur les combinaisons possibles, ceci reste dans le domaine de l'utopie. Alors qu'on peut définir quelques uns des traits sémantiques, la plupart de ceux-ci ne peuvent être établis qu'en présence d'autres possibilités, et il ne serait guère possible de construire une liste de sèmes correspondant aux emplois de chaque mot, puisque celle-ci serait trop longue et trop complexe. D'ailleurs, il serait trop ardu d'inclure tous les emplois du mot en fonction de la situation, le contexte, et selon nos propre interprétations et créations. Bien que le natif soit d'une certaine manière conscient des connotations différentes que possèdent des mots, il n'est pas obligé de les employer selon les conventions définies par la société, mais il peut très bien exploiter leurs nuances divergentes afin d'exprimer ses propres intentions, et sa propre pensée. Il n'est pas rare qu'un locuteur natif possède ses propres préférences à l'égard des mots qu'il emploie, celles-ci étant fondées sur ses expériences, et sa propre perception de la réalité.
Cependant, entre l'individualité et un manque de justesse la marge est très étroite. La seule façon d'acquérir ces nuances sera de vivre la langue et de se forger des habitudes mentales, à force de faux pas !
En fin de compte, tous les locuteurs, même les natifs, réévaluent les connotations de leurs mots, à partir de ce qu'ils entendent dans la communauté, les connotations ne sont pas préétablies et fixes. Cependant, en même temps, ceux-ci possèdent leurs propres divergences, comme on vient de le voir, et ainsi, les connotations sont en évolution continue. L'apprenant aura donc besoin d'apprendre une virtualité, et ce n'est que lorsque ses compétences lui permettront de changer ses propres connotations selon ce qu'il entend qu'il aura vraiment la possibilité de les apprendre.
Comme le souligne Chiflet, de telles nuances ne trouvent pas leur place dans le dictionnaire, puisque " ces subtilités sémantiques n'ont pas été forgées par des lexicologues, mais par la pratique et l'usage que vous, moi, nos parents et grands-parents ont bien voulu en faire " (1999 p.5) De cette manière, la tâche de l'apprenant devient un cercle vicieux : afin d'employer la langue avec succès, il lui faut apprendre ces nuances, mais en fait, celles-ci ne sont que le résultat de la manière dont les autochtones voient le monde - la façon dont ils ont découpé la réalité. D'ailleurs, il note que des mots qu'on considère comme des synonymes, ont pris peu à peu des " orientations " individuelles, justement parce qu'ils ont été auparavant des synonymes et on n'a pas besoin de deux façons d'exprimer exactement la même chose. De cette manière, il ne pourrait pas y avoir de synonymes parfaits, mais il y aura toujours une légère différence de registre ou de connotation.
Ce n'est peut-être que dans l'environnement naturel que de telles subtilités peuvent être acquises, mais pour l'apprenant, qui a déjà formulé ses propres interprétations d'un mot, selon le découpage de sa langue maternelle, ce n'est que quand ces dernières entrent en conflit avec des données que l'apprenant reçoit, qu'il lui sera possible de remarquer les différences. Si l'apprenant ne connaît qu'un mot qui représente le concept en question, il se peut qu'il puisse acquérir un synonyme et régler l'emploi des deux de façon correcte, grâce à la nouveauté de celui-ci et un procès conscient de séparation des fonctions. Par contre, si l'apprenant connaît déjà les deux formes, et les emploie selon ses propres règles, il s'avèrera plus difficile de remarquer les différences et de régler le système.
17 Est-ce qu'ils font de la farine dans les éoliennes? -un découpage divergent
Il est paradoxal qu'afin d'apprendre, l'apprenant doive chercher dans un dictionnaire par exemple, pour trouver un mot qui correspond à un concept dans sa propre langue. Cependant, en ce qui concerne le dictionnaire, il est naturel que celui-ci soit organisé selon la première langue de l'apprenant (sinon il ne trouvera pas les mots qu'il cherche !) Il devient ainsi convaincu que puisqu'une traduction littérale existe, elle recouvre les mêmes connotations que, et s'utilise exactement comme le premier mot, et il se peut que même une fois un haut niveau de compétence acquis, il ne prenne pas conscience qu'une connotation est divergente parmi celles qu'il a transférées.
Pendant un voyage en voiture dans le Nord-Pas-de-Calais, nous passions devant des champs d'éoliennes. Sans connaître ce mot, j'ai réfléchi qu'en anglais je les avais préalablement appelées " windmill " lorsque j'étais dans la même situation sans connaître le terme spécifique. J'ai employé ainsi ce que j'avais perçu comme une traduction, un mot assez simple " moulin " (comme dans Moulin Rouge). Cependant, j'avais ignoré une distinction importante. En français, on a besoin de spécifier de quel type de moulin il s'agit : on distingue ainsi un moulin à vent (windmill), à eau (watermill), à café (coffee grinder). Donc, le mot " moulin " ne représente en effet que l'action de tourner, et de moudre : " mill ". En vérité, lorsqu'on considère les équivalents en anglais, il faut avouer que les mêmes distinctions existent et qu'on ne pourrait pas vraiment employer " windmill " lorsqu'on parle d'un " coffee grinder " ! Cependant la distinction va encore plus loin : tandis que la partie du mot anglais qui différencie ces concepts se trouve au début du mot, la partie du mot français se trouve à la fin, est détachée et peut même être enlevée, dans le cas du Moulin Rouge. On peut parler ainsi d'une " accentuation " divergente concernant les deux. Dans le mot anglais, c'est plutôt la partie wind- qui est soulignée, tandis que dans l'expression française, c'est plutôt le moulin. Bien que je puisse employer le mot " windmill " comme j'emploierais " wind chimes " ou bien " wind power ", je ne peux employer " moulin à vent " que comme pour d'autres types de moulin (à poivre, à paroles, etc.)
(Au contraire, je sais maintenant que je peux, dans certains cas, employer " éolienne " de la même façon que " l'enérgie éolienne " ou un " carillon éolien ")
En effet au lieu de faire la comparaison avec l'action de tourner sous l'effet du vent, j'avais, à mon insu, comparé une éolienne avec l'action de moudre du blé pour obtenir de la farine. Et c'est pour cette raison que nous nous sommes mal entendus.
18 Concepts et expressions mieux exprimés dans une langue que dans l'autre
Le sens inhérent des mots ainsi que la signification contextuelle offrent également de nouvelles perspectives sur le phénomène de l'alternance des codes. Dans " Sky ! My friend " (1995), Chiflet et Sadler démontrent qu'il est impossible de traduire littéralement les phénomènes et les concepts d'une culture dans la langue d'une autre. Dans ce qu'ils appellent " une reflexion sur les différences franco-britanniques ", ils soulignent qu' " il est donc normal que le mot qui désigne tel ou tel fait de société soit, lui aussi, différent d'une langue à l'autre ". Cependant, ils ont fouillé dans les connotations des mots, et examiné la manière dont les locuteurs perçoivent un concept. Ainsi ils ont fini par traduire " le Tour de France " par " Cricket ", " café " par " tea ", et dans le même esprit, le " Marmite " britannique par " Viandox ", étant donné les " rituels " sociaux liés à ces deux concepts. Un tel onvrage tient ainsi compte des connaissances du monde, soulignés par Taylor, et de la disponibilité de manifestations dans la langue, telles que des expressions comme " tea break " pour " pause café ". Le simple fait que les deux cultures s'éloignent, implique non seulement des difficultés de traduction, mais également des préférences chez les bilingues, ou même chez les apprenants qui parlent couramment.
Lorsqu'on s'installe dans le pays où sa deuxième langue est parlée, on se trouve également entouré par de nouveaux phénomènes, qu'on ne sait pas forcément expliquer dans la langue maternelle. Ceux-ci comportent des différences culturelles et environnementales, mais également, puisqu'il est rare qu'on change de pays et qu'on reprenne le même système de vie que dans le pays d'origine, de nouveaux domaines d'expérience, desquels on n'est pas toujours tout à fait au courant. De cette manière, on vit le concept, pour la première fois dans la deuxième langue, et souvent ceci se fait sans aucun lien avec la première. Ainsi, lorsqu'on aura besoin d'en parler dans la langue maternelle, les mots manqueront peut-être.
Il est d'ailleurs possible que là où sa propre langue n'offre aucune distinction, la deuxième langue en fournit plusieurs, et une fois que ces distinctions sont bien apprises, le locuteur éprouve le besoin de les distinguer, il les perçoit de la même manière que les autochtones de sa deuxième langue, même lorsqu'il parle dans sa langue maternelle.
De cette manière, il s'avère souvent plus naturel d'employer le mot d'une langue, même quand il s'agit d'une communication dans l'autre langue. Il se peut que ce mot vienne plus facilement à l'esprit, ou que le locuteur ait une préférence plus ou moins consciente concernant l'emploi de ce mot, à cause de sa propre perception du concept.
Comme a noté Grosjean, rendre quelqu'un conscient de son alternance, c'est un peu comme le rendre conscient de son hésitation ; il essaie, pendant un temps, de l'éviter, mais dès que la conversation recommence, le contenu devient d'une importance primordiale, et le bilingue n'est plus conscient du fait qu'il mélange les langues. (Grosjean 1982 p.311)
Bien qu'il ait peut-être moins tendance à le faire quand il s'agit de communications avec des personnes qui ne partagent pas les mêmes connaissances langagières, ou qui sont monolingues, il se peut également que le locuteur ne se rende même pas compte de l'avoir fait, la langue étant aussi ancrée dans sa réalité, sa perception personnelle. Il est normal que les deux langues s'influencent l'une l'autre de temps en temps.
Il n'est pas rare d'avoir l'impression qu'une notion est exprimée d'une meilleure façon dans une langue que dans l'autre. Grosjean souligne que les locuteurs alternent le code puisque la facilité leur manque lorsqu'ils parlent d'un sujet particulier dans une langue. L'alternance vient du fait qu'ils ne trouvent pas le mot opportun, ou bien qu'il manque à la langue en question une traduction appropriée. Dans le premier cas, il se peut que le locuteur emploie le code alternatif, mais que plus tard dans la même conversation, il retrouve le mot qu'il cherchait. Chez les apprenants au moins, il pourrait également s'agir d'un manque de familiarité avec les deux langues, ou bien, comme on a vu précédemment, du statut et de la fréquence du terme dans la langue. Les facteurs émotifs peuvent aussi jouer un rôle, par exemple, si le locuteur est fatigué ou s'il ne fait pas l'effort nécessaire, parce qu'il sait que ses interlocuteurs le comprennent. Après tout, il s'agit ici d'un phénomène de performance, dont le rythme et la compréhension sont bien plus importants que la justesse.
S'agissant d'une communauté linguistique entre plusieurs amis qui parlent les deux langues, il est d'une certaine manière normal qu'il y ait une répartition dans l'usage des deux langues en question, comme on l'a noté dans le chapitre précédent, et d'ailleurs aussi qu'il existe des préférences unanimes à propos de l'emploi de telle ou telle forme, indifféremment de la langue utilisée.
De telles alternances peuvent être le résultat d'une stratégie particulière de communication. De la même manière qu'on change de style dans la langue maternelle, un changement de code peut signaler des informations importantes ou souligner l'attitude du locuteur vis-à-vis de la réalité en question. De telles stratégies sont également propres à la communauté linguistique, et les membres de celle-ci vont interpréter l'alternance en conséquence.
En fait, l'un des emplois du code alterné chez le bilingue est précisément, comme le notent Hamers et Blanc, de créer les effets de style qui lui sont propres, et qui ne peuvent pas être utilisés de la même manière par les monolingues. Tandis que les monolingues usent de registres différents, ou de manières de parler qu'ils emploient selon les situations différentes et l'effet de sens qu'ils ont envie de produire, le bilingue peut " exploiter sa connaissance des deux langues et manipuler celle-ci pour exprimer des intentions et des attitudes psychologiques " (1983 p203)
Rebekah Yates
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