UNE SITUATION ABERRANTE...
Tout l'intérêt du Web repose sur la possibilité, pour chacun, de publier directement ses propres informations et de les diffuser largement. Pour cela, l'Internet est constitué d'un certain nombre d'intervenants techniques, professionnels ou bénévoles, dont le rôle est de permettre la mise en relation de celui qui publie et de ceux qui consultent l'information. Cette chaîne se compose d'entreprises de télécommunication (gérant les réseaux téléphoniques), de fournisseurs d'accès (permettant la connexion de chacun aux réseaux téléphoniques), et de serveurs stockant l'information proprement dite. L'hébergement de sites Web entre dans cette dernière catégorie. Ce n'est rien d'autre qu'un des moyens techniques permettant de relier l'auteur de l'information à ceux qui la consultent.
Il est clair que chaque auteur publiant sur Internet doit pouvoir répondre devant la loi de ses publications ; il est également clair que l'hébergeur (comme tous les autres intervenants de la chaîne technique) doit prêter son concours à l'action de la justice en cas de besoin. Mais transformer l'hébergeur en «éditeur» responsable des informations est un grave contresens.
... ET LIBERTICIDE
Au-delà de l'injustice qui frappe Valentin Lacambre et Guillaume Esnault, c'est l'existence même du Web francophone qui est menacée, car cet arrêt induit deux effets particulièrement pervers.
L'hébergement gratuit est condamné
En rendant co-responsables les hébergeurs des contenus qu'ils hébergent (les hébergeurs, de tailles diverses, hébergent généralement plusieurs dizaines de milliers de sites différents), l'arrêt condamne directement l'activité d'hébergeur : aucun n'a en effet l'assise financière nécessaire pour supporter les charges liées à un contenu qu'il ne peut contrôler. Il faut en effet savoir que tous les hébergeurs sont régulièrement attaqués, conjointement ou à la place des sites qu'ils hébergent, et que jusqu'à maintenant ils étaient acquittés, mêmes lorsque les contenus (et leurs auteurs) étaient, eux, condamnés. Dorénavant leur survie économique est menacée. Il convient de signaler que les plus modestes de ces systèmes d'hébergement sont maintenus par des passionnés qui, par ce moyen, souhaitent participer à la diffusion de l'information gratuite sur le réseau et à la défense de la liberté d'expression ; nul doute qu'un tel jugement va en dégoûter plus d'un.
Les nouveaux censeurs
Ces événements mettent, de fait, tous les hébergeurs en position de censeurs. Puisqu'ils sont déclarés responsables des contenus, ils doivent maintenant vérifier l'intégralité des sites hébergés. Non seulement cette tâche est titanesque, surtout elle condamne directement la liberté d'expression, en confiant à des techniciens le soin de décider de ce qui est légal et de ce qui ne l'est pas.
PLUS GÉNÉRALEMENT, ces affaires sont à rapprocher des nombreux déboires qui touchent ceux qui interviennent sur le Web : plaintes systématiques, descentes de police musclées et garde à vue sont devenues le quotidien de l'Internet.
Qui a peur de la liberté d'expression ?
Cela dénote un état d'esprit général particulièrement malsain, qui revient à considérer la liberté d'expression comme dangereuse ; de plus le mythe largement répandu selon lequel cette liberté serait totalement incontrôlable et laissée aux pires criminels (pédophiles, révisionnistes, néo-nazis, terroristes) sur l'Internet et que les moyens d'y intervenir seraient inexistants, contribue à durcir l'attitude des plaignants et des autorités.
De cet état d'esprit détestable découlent des comportements exagérés qu'il conviendrait de tempérer. Ainsi les plus petites infractions sont systématiquement poursuivies en justice, et nombre de petits webmestres se sont retrouvés, du jour au lendemain, devant le juge des référés, trainés en justice par des victimes appeurées ; alors qu'un simple contact suffit le plus souvent à clarifier la situation et à faire cesser l'infraction. Ainsi les interventions des forces de l'ordre sont menées avec une extrême violence, disproportionnées par rapport aux infractions, comme si toute affaire liée à l'Internet mettait en jeu des pédophiles néo-nazis fabriquant des engins nucléaires dans leur cave. Ainsi les garde à vue injustifiées des intervenants techniques du réseau.
Découle de ce discours méfiant une autre attitude : la peur pour chacun de s'exprimer sur le réseau et de diffuser sa propre pensée. Si l'on fait croire qu'il faut disposer d'une formation complète de juriste avant de publier en ligne, on génère une auto-censure insupportable.
Il faut donc rappeler que la liberté d'expression est un droit fondateur de la démocratie et arrêter de faire croire, comme c'est trop souvent le cas, qu'elle est dangereuse, déstabilisante ou nuisible. Internet n'est pas une jungle livrée aux criminels de tout poil, c'est un lieu du discours social et démocratique où la justice doit s'exercer sans succomber à des peurs irrationnelles.
Moins de libertés sur le réseau qu'ailleurs
Sans nier le tort causé à Estelle Hallyday, ni l'illégalité de certaines publications sur le Web, il convient de signaler l'extrême différence de traitement entre l'Internet et la presse écrite. Les procès touchant des fanzines (magazines édités par des amateurs et des associations) sont très rares ; sur l'Internet ils tendent à devenir systématiques. Un minimum de tolérance assainirait sans doute l'atmosphère.
La chasse aux webmestres est ouverte
Outre la peur irrationnelle déjà évoquée face au nouveau média, on constate que de nombreux juristes voient dans l'Internet un nouveau «marché» ; d'où une compétition à celui qui obtiendra, le premier, une condamnation d'un nouveau genre (et si possible touchant les intervenants les plus solvables). Les victimes sont poussées à poursuivre, pour un oui ou pour un non, moins pour obtenir réparation que pour servir de publicité à ceux qui les représentent. L'utilisation abusive des procédures en référé (inutiles lorsque le comportement incriminé a déjà cessé) témoigne de cette dérive.
EN CONCLUSION...
Le seul responsable d'une page Web est son auteur. Il a le droit, en cas d'infraction, à être entendu par un tribunal indépendant et impartial, dans le respect des droits de la défense.
L'hébergeur n'est pas responsable. Si, au contraire, la justice française le rend responsable des sites hébergés, il se substituera à la justice et décidera à sa place de ce qui est légal et de ce qui ne l'est pas, sans s'entourer des conditions de procédure nécessaires au fonctionnement d'un pays démocratique. Ainsi la justice imposera aux hébergeurs la pratique d'une censure préventive et expéditive, qui ne garantira pas aux auteurs des pages Web la possibilité de défendre leur liberté d'expression.
Mini-Rézo