Tous les enfants sans déficience langagière réussissent à acquérir leur langue maternelle sans peine. C'est-à-dire que vers l'âge de cinq ans, la majorité des enfants arrivent à s'exprimer couramment et spontanément sur un grand nombre de thèmes. Au contraire, apprendre une deuxième langue représente une tâche bien plus ardue, et la réussite de tels apprenants oscille entre une compétence extensive, peut-être bilingue, et la capacité de se débrouiller, plus ou moins, afin de ne pas mourir de faim pendant des vacances à l'étranger.
On pourrait suggérer que ces différences ne représentent qu'un décalage entre les époques initiales de l'apprentissage : en ce qui concerne la langue maternelle, il est vrai que les enfants procèdent selon des rythmes variés. Cependant, bien que ceux-ci atteignent finalement tous une maîtrise équivalente de la langue, l'apprenant de langue étrangère peut passer des années, voire des décennies, sans faire de progrès dignes de son travail.
De nombreuses études ont examiné les caractéristiques innées qui pourraient rendre un apprenant plus apte à l'acquisition langagière, de la même façon que certains font preuve d'une " oreille musicale ", tandis que d'autres chantent comme s'ils " étranglaient un chat. " Des qualités psychologiques ont également été mises à l'épreuve, telles que la motivation, la personnalité et la façon d'apprendre, et des stratégies d'acquisition ont ainsi été proposées. Cependant, il ne semble guère évident de déterminer avec précision où finissent les caractéristiques innées et où commencent les qualités psychologiques. D'ailleurs, ces dernières ne sont pas faciles à observer, et incluent toute une gamme de comportements et d'attitudes entremêlées. (Lightbown et Spada 1993)
Or, de par mes propres expériences en tant qu'apprenante, et à travers l'histoire d'Erwann, enfant vulnérable de neuf ans emmené dans un pays étrange, je propose ici mes propres constatations de cette dissimilitude entre les niveaux atteints en langue étrangère.
1 Le besoin
" Le besoin " semblerait être d'une importance primordiale dans l'acquisition d'une autre langue. Dans l'appellation même " deuxième langue " ou " langue étrangère ", on la distingue nettement de la langue maternelle. De la sorte, elle vient en complément à nos besoins, puisque tout ce que l'on voudrait dire dans la deuxième langue peut déjà être produit dans la première. Si l'enfant arrivait à exprimer tous ses besoins sans parler, il se peut qu'il ne commencerait jamais : ce n'est que quand il remarque que sa mère a caché les biscuits dans le placard, et que le seul fait de pointer du doigt ne suffit plus à traduire son envie, qu'il aura vraiment besoin de parler s'il veut en obtenir.
Il paraîtrait que les motivations des apprenants d'une deuxième langue ne soient guère comparables à celles de l'enfant qui franchit la frontière entre le monde du geste et celui de la parole. Dans le cas de l'environnement formel, la salle de classe, le recours à la langue maternelle sera toujours possible, pour combler les lacunes qui surgissent dans la communication. Il est possible que des motivations individuelles subsistent parmi les élèves les plus doués, ou les plus intéressés ; et que ceux-ci éprouvent un besoin d'apprendre afin de pouvoir communiquer avec un correspondant, un partenaire d'échange, ou les gens du pays dans lequel ils vont passer leurs vacances. Cependant, ceci ne constitue pas un besoin immédiat - les camarades de classe auront en général une langue commune, et il est rare que le professeur ne parle aucun mot de la langue du pays, même s'il se trouve qu'il est locuteur natif dans un programme d'assistants de langue par exemple.
Par contre, pour Erwann, placé brusquement dans un environnement anglophone, sa langue maternelle est devenue inutile et inefficace pour toute communication en dehors du foyer francophone. L'environnement d'acquisition se révèle lié au " besoin " d'apprendre.
2 L'apprentissage formel
Dans la salle de classe, le but premier est d'atteindre un certain niveau de justesse grammaticale, à travers un apprentissage des règles grammaticales et du vocabulaire. Cependant, ces dernières années, l'instruction formelle a évolué d'une telle manière que l'enseignement de langue par le seul moyen des exercices de grammaire a été aboli en faveur d'un enseignement plus communicatif. Tandis que les exercices grammaticaux ne s'appuyaient que sur des connaissances métalinguistiques, l'enseignement communicatif favorise l'emploi de ces connaissances, dans le but de permettre l'interaction, et le fonctionnement de la langue. Du fait de cet objectif, les cours appellent l'emploi de la langue sur des thèmes d'actualité, et dans des situations telles que le jeu de rôle. Bien qu'un autre objectif soit peut-être d'être reçu à l'examen, cet enseignement fournit également les bases dont on aura besoin, pour communiquer en utilisant la langue apprise, ce qui n'était pas le cas avec les déclinaisons latines, ou l'apprentissage du grec ancien. D'ailleurs, en ce qui concerne l'enseignement supérieur, la plupart des facultés britanniques proposent des programmes d'immersion dans la langue étrangère, dans le cadre de l'année à l'étranger.
Mais bien que le but des cours de langue se soit transformé, il reste toujours un écart entre ceux-ci et l'environnement dit " naturel ". Les disparités les plus saisissantes sont résumées dans le tableau ci-dessous. (inspirée par Lighbown et Spada 1993)
L'environnement naturel | La formation communicative | La formation traditionnelle |
L'apprenant est " entouré " de la langue qu'il apprend, qu'il s'engage dans une interaction ou non. | Le temps d'apprentissage est réduit, mais les activités hors programme sont peut-être encouragées. | Le temps d'apprentissage et de discours est sévèrement réduit - une ou deux heures par semaine peut-être. |
L'apprenant rencontre de nombreuses personnes, des locuteurs natifs pour la plupart, avec lesquelles il veut peut-être établir des liens d'amitié. | L'apprenant rencontre moins de locuteurs natifs, mais le discours des autres apprenants est disponible (bien que celui-ci contienne des erreurs)L'attention sur la communication facilite la rencontre avec les natifs, s'il y en a dans la localité, et celle-ci est encouragée. | Il se peut que le professeur soit la seule personne rencontrée qui parle la langue en question, qu'il soit un locuteur natif ou non. |
L'apprenant participe à beaucoup d'interactions de tous genres, et il est témoin d'autres encore plus nombreuses, auxquelles il n'a pas forcement besoin ou envie de participer. | Beaucoup de types de discours sont introduits, au moyen des jeux de rôle, des médias, et des opportunités sont fournies pour rencontrer des locuteurs natifs. | Les interactions sont limitées, et destinées à montrer la connaissance des règles grammaticales. |
C'est une nécessité absolue d'employer la langue, que ce soit pour s'intégrer dans la société, ou pour formuler une simple demande d'information.Peu importe à quel point l'aptitude est limitée, l'apprenant doit s'efforcer de surmonter les barrières de communication, sinon il risque de rester seul et de ne pas satisfaire ses besoins.La communication du sens est de la plus haute importance. | L'apprenant est encouragé à communiquer et à comprendre. Il ne faut pas forcement que ses énoncés soient corrects, mais qu'il essaye de communiquer un message.S'il existe des barrières de communication, il n'est pas obligé de les surmonter, puisqu'il a recours à l'aide de son professeur. | Les apprenants auront peut-être la motivation nécessaire pour faire et refaire les exercices, mais à quelle fin ? La communication cède la place à la précision. |
Correction rare (voire inexistante) car :- les locuteurs natifs tolèrent des fautes qui n'empêchent pas directement la compréhension- la politesse règne. | Correction minimaliste :- la communication du sens est considérée plus importante, à moins que la forme ne soit pas trop éloignée de la forme cible. | Correction fréquente, dans le but de la justesse et de la précision grammaticales. |
L'apprenant découvre toute une gamme de structures et de vocabulaire, qui suivent les tendances actuelles dans le discours quotidien. | Les signaux, les contextes, et les gestes facilitent la compréhension, et moins de structures sont abordées en même temps. | Les structures et le vocabulaire sont rigoureusement simplifiés et présentés selon un système progressif. |
L'apprenant peut souvent demander une explication pendant les interactions lorsque les participants ne sont pas nombreux, mais lorsque les locuteurs sont plus nombreux cela se révèle plus difficile, et l'apprenant doit compter sur ses propres moyens de déchiffrage selon les contextes. | Le professeur emploie un niveau de langue que l'apprenant comprend et les autres apprenants utilisent une version simplifié de la langue. | Il est souhaitable pour le professeur de modifier sa langue afin d'assurer la compréhension, ou même de donner ses explications dans la langue maternelle des apprenants - un comportement qui entraînera un processus régulier de traduction. |
Dans le cadre d'une étude sur les stratégies d'apprentissage, Lafford (citée dans Freed 1995) fait une comparaison entre deux groupes d'étudiants. Le premier comprenait des anglophones qui étudiaient l'espagnol avant qu'ils ne partent à l'étranger, et le deuxième un échantillon semblable, mais qui était de retour après une année passée en Espagne. Elle remarque que les étudiants du deuxième groupe avaient une attitude complètement différente à propos des jeux de rôle, qui consistaient en une série de stratégies employées afin de commencer, maintenir et développer une conversation, de demander des informations, et de clôturer l'interaction. En effet ceux-ci comprenaient le besoin d'animer la situation et de suivre les conventions sociales dans un contexte conversationnel, bien que la situation soit artificielle. Au contraire, les étudiants du premier groupe étaient " limités " dans leur communication, et prenaient le temps de bien formuler leurs énoncés avant de les mettre en pratique. Par rapport aux étudiants du deuxième groupe, ils étaient " hésitants ", et tandis que les membres du deuxième groupe employaient des circonlocutions quand ils ne trouvaient pas un mot, le premier groupe avait souvent recours à l'aide du professeur. Il semblerait qu'après une année en Espagne, la possibilité de commettre une erreur devant les camarades de classe soit moins " menaçante " que la plupart des tâches qu'ils ont effectuées dans le pays étranger.
3 Le degré d'implication de l'apprenant
Dans l'environnement naturel, les situations, telles que celles visées par les jeux de rôle, ont des conséquences directes pour l'apprenant. De cette façon, il se trouve vraiment intéressé, impliqué même, par les réponses, et il aura peut-être besoin de négocier le sens, d'expliquer ses motivations et de prendre en compte le fait que son interlocuteur ne sait pas forcément les solutions. Sans le professeur attentif pour traduire tout ce dont il a besoin, il sera obligé de surmonter les barrières lui-même, au moyen d'une restructuration, dès que cela s'avère nécessaire. De cette manière, il prendra sans doute plus de risques ; il n'hésitera pas, ne cherchera pas à construire sa phrase de façon méticuleuse. Au contraire, afin de ne pas ennuyer son interlocuteur, il se lancera vraiment dans la communication, produisant des phrases, qu'il pourra modifier ultérieurement si elles ne sont pas comprises. Il néglige la justesse grammaticale au profit de la transmission du message, sachant que son but n'est pas vraiment d'atteindre à l' " élégance ", mais d'arriver à savoir comment faire pour, par exemple, retrouver le camping au milieu de la nuit! Et toujours en gardant à l'esprit qu'il pourra corriger sa phrase plus tard, s'il en a besoin.
Lafford (citée dans Freed 1995) prend l'exemple de l'achat d'un ticket de bus, devant une foule de personnes qui font la queue, afin de démontrer combien le besoin est fort de communiquer assez rapidement pour réussir à accomplir la transaction, d'acheter le ticket que l'on désire sans " se faire avoir ", et surtout sans importuner tous les gens qui attendent derrière. Les apprenants qui n'ont pas éprouvé cette pression se concentrent plutôt sur la justesse grammaticale, convaincus que celle-ci est la clé de la réussite, prenant tout le temps qu'il leur faut pour construire une phrase.
4 La rectification est-elle nécessaire ?
Bien que mes études m'aient offert l'opportunité de passer une année à l'étranger, il est vrai que, la plupart du temps, il s'agissait d'une formation non seulement communicative mais également traditionnelle. Par rapport à la situation d'Erwann, il est vrai que j'ai reçu un enseignement plutôt centré sur la justesse grammaticale que sur la communication en temps réel. Mais les rectifications régulières des professeurs ne se révèlent-elles pas avantageuses dans le perfectionnement de la langue ?
En effet, étant donné que les locuteurs natifs sont, pour la plupart, tolérants vis-à-vis des fautes, ne serait-ce que par politesse, il semblerait avoir été beaucoup plus difficile pour Erwann d'être corrigé, de la manière dont il avait sans doute besoin alors que dans un environnement formatif, le taux de correction est souvent beaucoup plus élevé.
Par contre, il n'est pas tout à fait évident que la correction soit importante dans un environnement naturel. Bien qu'en ce qui concerne l'acquisition de la langue maternelle, les enfants apprennent les mots grâce aux instructions de leurs parents, il ne va pas de soi qu'ils apprennent la grammaire de la même manière : Jackendoff (1993) démontre la difficulté avec laquelle un parent essaye de corriger la grammaire de son enfant, en employant le dialogue suivant enregistré par David McNeill :
Enfant : Nobody don't like me .
Mère: No, say " nobody likes me. "
Enfant : Nobody don't like me.
(...huit répétitions de ce dialogue)
Mère: No, now listen carefully ; say " nobody likes me. "
Enfant : Oh ! Nobody don't likes me.
Cet enfant aurait, finalement, réussi à apprendre la construction, mais ce processus de correction n'a pas eu de conséquences directes sur sa compétence. Ayant atteint un niveau de cognition plus avancé, à l'époque où il a commencé son acquisition de la langue anglaise, il se peut que, chez Erwann, de telles rectifications aient modifié sa compétence. Mais il est également possible que ceci l'ait bouleversée. Chez le jeune enfant qui apprend sa langue maternelle, la correction ne semble pas être utile, puisqu'il ne fait pas la différence entre ce qu'il entend et ce qu'il dit ; le fait d'être corrigé est un phénomène auquel il se révèle indifférent; ce n'est que plus tard, quand il remarque que la correction diffère de son énonciation personnelle, que la correction pourrait se révéler avantageuse. En fait, la correction semblerait avoir des conséquences énormes sur la confiance langagière de celui dont le niveau cognitif est plus élevé ; une correction trop fréquente pourrait entraîner de l'angoisse chez l'apprenant, ce qui, à son tour, déterminerait sa volonté de communiquer avec les locuteurs natifs. Si, au contraire, " les contacts sont agréables, l'individu développera une croyance relativement prononcée dans son habileté à avoir des transactions dans la langue seconde ; cette croyance va de pair avec un niveau d'anxiété situationnelle relativement bas. C'est cette confiance langagière qui constitue le déterminant le plus immédiat de la motivation à utiliser telle ou telle forme langagière. " (Hamers et Blanc 1983)
Ceci explique pourquoi les apprenants de classe se montrent réticents à l'égard de leurs énoncés, puisqu'ils ont été formés dans cet esprit de correction, et ils manquent ainsi de confiance. Dans un environnement naturel, il est bien plus fréquent de témoigner d'une " évidence négative indirecte ". (Mitchell et Myles 1998) C'est là une forme de politesse utilisée par locuteurs natifs, puisqu'ils sont obligés, par leurs propres compétences grammaticales de produire un énoncé correct, même si celui qu'ils entendent ne l'est pas. S'il s'agit d'un énoncé ambigu, une évidence négative indirecte en forme de question pourrait être à la fois nécessaire pour l'interlocuteur, qui veut vérifier les détails de l'énoncé, et profitable pour l'apprenant, qui, suite à la formulation correcte pourra peut-être reformuler son énoncé. Mais ceci ne l'amène pas toujours vers la bonne formulation.
5 Le comportement des autochtones et les conséquences sur l'apprenant.
Selon le niveau de l'apprenant, il se peut qu'il emploie cette " évidence " pour améliorer ses propres compétences, consciemment ou non. Néanmoins, il existe également une autre éventualité, qui s'avère moins fructueuse pour l'apprenant : en présence de quelqu'un que le locuteur natif considère comme n'ayant pas une maîtrise suffisante de la langue en question, celui-ci modifie sa production dans sa langue maternelle pour essayer de se faire comprendre, en employant du " foreigner talk ", une manière de parler aux étrangers. (Deshays 1990) Cela peut consister en une correction visant la langue dite standard, une simplification linguistique par l'emploi de phrases courtes, une clarification par paraphrase, un " ra-len-tis-se-ment " de l'énoncé ou une amplification de la voix (comme si l'on était un peu sourd !), un emploi de termes connus dans l'autre langue, ou même, si la compétence le permet, une tentative de parler cette autre langue. D'ailleurs, il n'est pas rare que ces éléments aillent de pair avec une expression du visage, similaire à celle sui se produit lorsqu'on attend la piqûre d'un vaccin par exemple, qui montre la souffrance subie pendant l'écoute.
Rien de ceci ne peut aider l'apprenant à améliorer son niveau de langue, à cause de la diminution de confiance que ces phénomènes-là induisent.
La confiance est en elle-même l'un des facteurs qui a le plus de conséquences sur la motivation de l'apprenant. Un manque de confiance n'engendrera guère l'envie d'employer la langue. Si l'apprenant ressent que ses efforts sont vains, il n'aura aucune envie de tenter quoi que ce soit. Même s'il sait que certaines connaissances lui manquent, il doit toujours pouvoir compter sur les compétences qu'il possède déjà, s'il veut vraiment les améliorer.
La période d'apprentissage est d'une importance fondamentale puisque la plupart des apprenants dans l'environnement formel commencent leur parcours assez tard par rapport à ce que Hagège appelle " l'écran de la puberté " (1996) Vers l'âge de douze ans, la crainte de l'erreur prend le dessus chez l'apprenant et au lieu de considérer la correction comme profitable, celle-ci est redoutée à cause de la ridiculisation qu'elle produit. " Dès lors, le goût enfantin pour les manipulations verbales se trouve fortement réduit. L'allègre spontanéité est relayée par une obsession de l'image sociale que l'on donne à voir, par une attitude soucieuse, à tout moment, de l'opinion d'autrui, et donc par une crainte de la faute (lathophobie). " (Hagège 1996 p36)
Et qu'est-ce qui pourrait fonctionner comme déclencheur de ces phénomènes de " foreigner talk "? - Les tournures de phrase bizarres ou ambiguës, peut-être, un manque de précision grammaticale, l'emploi erroné du genre en français, et bien sûr le fameux accent étranger.
L'environnement d'acquisition, ainsi que l'âge de l'apprenant s'avèrent fondamentaux en ce qui concerne l'authenticité de l'accent acquis. Dans le cas d'Erwann, quand il parle en anglais son accent n'est plus assez fort pour trahir ses origines françaises, mis à part quelque mots qui subissent parfois un léger " honhihon ", qui provoque l'amusement de ses proches. Ceci a à voir, en général, avec la concentration. Cependant, aussi étrange que cela puisse paraître, à son arrivée en France, il se trouve que de nombreuses personnes ont eu du mal à définir son accent, qui semblerait témoigner d'une influence britannique. Pour moi en revanche, il paraîtrait que mon accent me trahisse sans la moindre hésitation. Il suffit que je dise " Bonjour " pour que les gens me demandent " Ah, vous avez un petit accent, vous êtes anglaise ? "
Même si l'autochtone n'a jamais été en contact avec la plupart des accents régionaux de son pays, " un accent étranger fût-il des plus légers, est immédiatement détecté et catalogué comme tel " (Deshays 1990 p 47) La raison principale qui explique ceci est que " chaque langue ne sélectionne qu'une portion, très variable, des oppositions phoniques que l'appareil articulatoire de l'homme peut produire et que son oreille peut percevoir. " (Hagège 1996) Bien que lorsqu'un enfant naît, il est neutre en ce qui concerne les sons qu'il est capable de discriminer, l'environnement langagier dans lequel il naît n'en adopte qu'une partie, et de cette manière les oppositions sonores que sa langue ne connaît pas " deviennent de moins en moins sensibles à son oreille ". (Hagège 1996) Et ceci d'autant que vers l'âge de dix ou onze ans, l'oreille devient " nationale " (Dalgalian 1980 cité dans Hagège 1996) et fonctionne comme un filtre: les sons qui sont connus par la langue maternelle passent, tandis que ceux qui sont inconnus sont transformés en variétés de la langue maternelle auxquelles ils ressemblent le plus, afin de leur ouvrir le passage. Les sons qui existent pareillement dans les deux langues seront ainsi reçus correctement, tandis que les sons divergents seront déformés pour les faire entrer dans la phonologie de la langue maternelle. Ainsi, les apprenants qui débutent après cet âge pourraient atteindre une maîtrise suffisante de la langue étrangère, mais ne pourraient jamais se défaire de leur accent. Par contre, l'enfant joue avec les sons et ne redoute pas les railleries qui empêcheraient leur acquisition chez une personne plus âgée.
6 Comment apprendre ?
L'âge de l'apprenant influe également sur la méthode d'apprentissage. Tandis que l'enfant assimile les formes grâce à ses aptitudes mentales, l'adulte, avec ces mêmes aptitudes manquantes, aura recours à une représentation métacognitive pour compenser ses défauts mentaux. (Bailey Madden et Krashen 1974 cités dans Hamers et Blanc 1983 p359) Ceci explique les choix concernant l'âge d'initiation aux langues à l'école, puisqu'un certain niveau de maturité est requis pour développer des facultés analytiques. Par contre, si l'apprenant est capable de mémoriser des morceaux de langue dans leur emploi, l'analyse sera inutile. Chez l'enfant, dont les facultés sont encore en voie d'élaboration, l'analyse s'avère inefficace, néanmoins, dans l'environnement naturel, il absorbe plus facilement les morceaux de langue, et tout comme un bébé qui apprend sa langue maternelle, il arrive à déchiffrer les données qu'il reçoit, afin d'en déduire ses propres règles concernant leur emploi. Il aura recours à des indices contextuels, et sa connaissance du monde afin de faciliter la compréhension. Comme le notent Krashen et Terrel, un input dont le niveau se situe légèrement au-delà des compétences actuelles est propice à l'acquisition d'une langue, et la manifestation de cette acquisition n'apparaîtra qu'après qu'un seuil de compétence a été atteint passivement. D'ailleurs une quantité suffisante d'input compréhensible engendrera forcement un niveau juste au-delà de la compétence actuelle, de la même manière que, chez les enfants, le " caretaker speech " (manière de parler de celui qui s'occupe de l'enfant), entraîne un niveau de compréhension plus élévé. (1983 - cités dans Richards et Rogers 1986 pp131-133)
Si l'immersion dans un environnement où la deuxième langue est parlée se révèle efficace en ce qui concerne l'enfant, les mêmes mécanismes ne peuvent-ils pas aider l'apprenant scolaire à consolider ce qu'il a appris ?
En distinguant les stratégies employées par les apprenants de différents âges, il semblerait également utile de faire une distinction entre deux moyens de parvenir à un niveau de compétence en langue étrangère. D'une part le processus conscient qui consiste à apprendre des règles grammaticales, dans le cadre d'un enseignement formel, et que Krashen et Terrel (1983, cités dans Richards et Rogerts 1986 pp131-133) appellent " l'apprentissage " ; d'autre part il y a le processus naturel, qui reflète l'acquisition de la langue maternelle chez l'enfant, et qui implique le développement d'une compétence communicative à travers la compréhension et l'emploi de la langue, en tâtonnant. Ceci constitue ce qu'ils appellent " l'acquisition " et se produit de façon inconsciente. Selon leur hypothèse, l'apprentissage ne peut pas engendrer l'acquisition.
En effet, la connaissance explicite des règles devient un " moniteur ", un rédacteur de la parole de l'apprenant. Selon Krashen et Terrel l'apprentissage conscient de règles grammaticales n'a aucune fonction autre que de vérifier et réparer la production. Afin de l'employer avec succès, il faut avoir le temps de réfléchir, avoir une bonne connaissance de la règle, et surtout prêter attention à la production. Bien que ceci soit possible dans la classe de langue, il est assez rare que l'on ait accès à ce " luxe " lors d'une énonciation en temps réel. Il est beaucoup plus probable que dans ce cas, le moniteur réagirait après l'énoncé, d'une manière corrective. Cependant, chez l'apprenant de L2 (en tout cas celui qui provient d'un environnement d'apprentissage formel, et qui se trouve placé pour la première fois dans un environnement naturel ) il se peut que le moniteur soit trop actif, préoccupé par la situation et le besoin de produire un énoncé correct. Des lors, afin de parler sans hésitation, et en temps réel, il lui faudra assourdir le moniteur ; néanmoins, sans le moniteur, il risque de produire des énoncés incorrects. (Voici l'une des raisons principales pour lesquelles il s'avère plus facile d'apprendre une langue en vivant dans le pays où cette langue est parlée, plutôt que dans une salle de classe où l'on n'apprend que des règles grammaticales.) Même si l'on ne fait pas l'expérience du " monitoring " au moment de l'énonciation, le moniteur peut rester actif même après l'interaction, ce qui provoque souvent des sentiments d'angoisse après un événement, lorsqu'on remarque que l'on a dit " une bêtise. "
7 La variation chez l'apprenant
Il faut souligner que les formes produites par des apprenants diffèrent continuellement, et qu'une forme incorrecte peut aller de pair avec sa forme correcte correspondante, au cours de la même étape d'apprentissage, voire dans la même conversation. Selon Ellis (1994) de telles fluctuations reçoivent deux explications : soit elles sont systématiques, ce qui veut dire que le locuteur a ses propres idées sur l'emploi de chaque forme (même si elles sont erronées) et donc qu'il suit ses propres règles pour l'application des-dites formes, soit elles varient en toute liberté, jusqu'à ce que l'apprenant comprenne laquelle représente la forme correcte.
Ellis note qu'afin de déterminer si une forme appartient au domaine de variation libre, il faut démontrer qu'il n'existe aucune particularité dans le contexte linguistique, situationnel, ou psycholinguistique qui prédispose le locuteur à employer une forme de préférence à une autre. Cependant, de tels contextes sont étroitement liés à d'autres caractéristiques telles que le caractère formel de l'interaction, le monitoring ou la planification qui a lieu - caractéristiques qui peuvent indirectement être l'inévitable résultat d'un bon nombre de traits affectifs : l'embarras, la fatigue, etc.
Néanmoins, dire que l'apprenant n'a aucune préconception qui lui est propre (bien qu'erronée) sur l'emploi des formes est pour le moins présomptueux. D'ailleurs, il demeure impossible de savoir s'il existe de possibles traits psychologiques qui évoquent en lui le choix d'une forme plutôt qu'une autre, et par conséquent il paraîtrait que l'existence de la variation libre s'explique par l'échec du " chercheur " à trouver le système propre à cet apprenant.
D'une certaine manière, il se peut que cette période de variation libre puisse conduire l'apprenant à travers le champ entier de l'expérimentation des hypothèses, et qu'une fois qu'il a assigné une forme à son propre contexte, la forme incorrecte disparaîtra. Mais à moins qu'il ne puisse employer des indices négatifs qu'il reçoit en communiquant, il est rare dans l'environnement naturel que l'apprenant reçoive la correction directe dont il aurait sûrement besoin afin de ratifier son expérimentation.
8 Compétence versus performance
Tandis que l'expérimentation des hypothèses pourrait, dans une certaine mesure, expliquer ce phénomène, il ne peut guère rendre compte de l'ampleur de ce type de fluctuations.
Il serait très insuffisant de croire que l'on peut dénoncer le niveau de compétence langagier en tenant compte d'une petite poignée d'erreurs que le locuteur commet en parlant. Si dans la langue maternelle on produit parfois des tournures bizarres, à cause de la fatigue ou bien d'un manque de concentration, ne va-t-il pas de soi qu'un tel phénomène peut se produire également dans une deuxième langue ? Ou est-ce que les locuteurs d'une seconde langue et même les bilingues (proprement dits) sont-ils des imbéciles qui n'arrivent pas à réfléchir sur ce qu'ils ont dit ?
Il est vrai que s'ils ne connaissent pas une règle, ils ne vont pas pouvoir l'employer avec succès; néanmoins, nous avons tous, à un moment de notre vie, mal employé une forme pourtant bien connue, et ressenti de l'embarras (" Pourquoi est-ce que j'ai dit ça ? " " Comme je suis bête ! "). Et pourquoi n'en serait-il pas de même pour les apprenants d'une langue étrangère ?
De plus, des formes incorrectes surviennent toujours après des années d'enseignement, chez des bilingues avérés, voire même parfois chez ceux qui parlent la langue comme langue maternelle, à l'occasion d'un manque d'attention. Il faut ainsi établir des distinctions entre la compétence et la performance. Chez l'autochtone, la compétence relève du domaine de la perfection, et cependant il lui arrive parfois de construire une phrase saugrenue à cause d'un " accident de performance ". " Un locuteur émotionnellement perturbé peut perdre momentanément l'usage de la parole ou produire un discours incohérent, agrammatical. " (Yaguello, 1981 p137) En somme, la compétence est la connaissance virtuelle des règles de construction tandis que la performance est la manifestation externe de cette connaissance.
En effet les accidents de performance tels que les lapsus, la confusion entre les mots, les mots oubliés, inventés ou déformés sont également des symptômes de l'aphasie. Cependant, la différence réside dans l'aptitude à les corriger; les problèmes d'une personne victime d'aphasie relèvent souvent du cadre de la compétence et sont ainsi difficilement rectifiables, tandis que ceux qui subissent des accidents de performance peuvent se corriger. Il est également possible que la performance soit corrompue de manière délibérée: jeux de mots, néologismes, poésie, verlan...
Hélas, en parlant, l'apprenant d'une seconde langue aura besoin de communiquer et de comprendre en temps réel, à partir d'un système de compétence qui est tout simplement imparfait. Pour illustrer ce problème, Kees de Bot (cité dans Towell et Hawkins 1994) note qu'étant donné la vitesse moyenne de 150 mots par minute (en anglais), et un taux potentiel de 300, nous avons à notre disposition entre 200 et 400 millisecondes pour choisir un mot quand nous parlons, un mot parmi 30,000.
D'autre part Mitchell et Myles (1998) postulent qu'il est improbable, au niveau psycholinguistique, que les apprenants calculent constamment des probabilités et choisissent entre les formes alternatives qui conviennent aux règles variables qu'ils possèdent. Il va sans dire que, si le temps le permet, l'apprenant fait l'expérience d'une augmentation dans son monitoring mais ce genre d'autocorrection reste plutôt dans le domaine de la recherche de la règle, et de l'élimination des habitudes de sa première langue qui peuvent porter sur sa compétence dans la seconde. En bref, s'il ne connaît pas la règle, il pourrait prendre tout le temps imaginable sans arriver à la bonne construction. En effet, Yaguello (1998 p107) note que les erreurs des enfants qui apprennent leur langue maternelle révèlent un certain niveau de compétence chez ceux-ci puisqu'ils généralisent excessivement les règles de grammaire qu'ils ont apprises. Ainsi, on voit que l'enfant connaît les règles même si sa performance est défectueuse et ceci pourrait expliquer la variabilité chez l'apprenant d'une deuxième langue. Conclusion provisoire : ce ne sont guère les règles qui sont variables chez l'apprenant, bien qu'elles puissent être incomplètes, donc l'obstacle majeur doit être son aptitude à accéder aux règles, qui varie selon les restrictions posées.
9 Deux types de mémoire
Towell et Hawkins (1994) emploient le " Information Processing Model " de MacLaughlin (1987) afin d'éclairer la dissimilitude entre la compétence et la performance. Ce modèle pose l'existence de deux types de mémoire - celle à long terme, et celle à court terme ; à côté de deux sortes de traitements - contrôlé et automatique. Le traitement contrôlé requiert l'attention complète de l'apprenant tandis que le traitement automatique est la plupart du temps inconscient. La mémoire à court terme (MCT) est capable de traiter de petits morceaux d'information, sur une période brève, alors que la mémoire à long terme (MLT) arrive à gérer des sommes bien plus importantes d'information pour une durée indéterminée. L'apprentissage englobe essentiellement le transfert d'items, au moyen du traitement contrôlé et de l'entraînement répétitif, de la MCT vers la MLT, afin d'en automatiser l'accès. La mise en MLT permet la disponibilité rapide de l'items qu'importe l'instant où le besoin se présente. De cette façon, MacLaughlin justifie l'échelon de l'apprentissage, puisqu'il faut que certains items soient automatisés, avant l'on ne s'attaque à d'autres.
Or, d'après MacLaughlin, de l'apprenant dont la parole est courante mais " inexacte ", on pourrait dire qu'il accède facilement à un système qui est mal construit, tandis qu'un apprenant peut s'avérer moins courant, mais plus exact si son système est bien construit mais qu'il a de la peine à y accéder.
Cette hypothèse livre une explication du phénomène suivant : des apprenants ne réussissent pas à supprimer des structures inopportunes de leurs productions, malgré des indices contradictoires. C'est ce que l'on appelle " la fossilisation " : une structure est ainsi automatisée avant d'être correcte. Une fois automatisée, la structure se révèlera encore plus difficile à modifier, puisqu'elle ne fait plus partie des processus contrôlés par le moniteur de l'apprenant. Aussi étrange que cela puisse paraître, chez certains, la fossilisation peut se produire à un stade précoce sur l'échelle de l'apprentissage. Selinker (cité dans Grosjean 1982 p.295) souligne que la fossilisation peut provenir de la prise de conscience, chez l'apprenant, qu'il connaît la langue suffisamment bien pour ses communications quotidiennes; et de cette manière il cesse d'apprendre. Dès que ses besoins sont satisfaits par sa connaissance de la langue, à quoi cela sert-il de continuer ? En effet, Felix et Wagner-Gough (1975, cités dans Hamers et Blanc 1983 p353) notent qu'au début de son apprentissage, l'apprenant doit se satisfaire d'un nombre de formes inférieur au nombre de fonctions qu'il est capable d'exprimer, possédant un développement cognitif beaucoup plus avancé que ses aptitudes dans la deuxième langue. De cette manière, Cummins (1976, cité dans Hamers et Blanc 1983 p98) souligne que le niveau de compétence accessible dans une deuxième langue est partiellement fonction de sa compétence dans la langue maternelle.
Ce manque de compétence le contraindra à poursuivre ses études, mais seulement s'il le remarque. Andersen (1986, cité dans Lehtonen 1990 p37) fait l'hypothèse qu'à travers son apprentissage, l'apprenant parcourt des étapes au cours desquelles il s'avère plus ou moins conscient de ses erreurs. Lorsqu'il commence à apprendre, il est " incompétent ", faisant beaucoup d'erreurs, mais toutefois il n'en est pas conscient. Plus tard, son moniteur lui fera remarquer consciemment ses fautes, ce qui peut inhiber sa compétence du fait d'une anxiété accrue. Ensuite, il va éprouver consciemment un certain niveau de compétence, puisqu'il pensera à, et analysera ce qu'il dit, et il va pouvoir modifier ce qu'il ne trouve pas correct. Enfin, la quatrième étape consiste en une automatisation de ses compétences, qui engendrera une performance plus correcte, et le plus souvent inconsciente; de cette manière, il devra prêter plus d'attention à l'information communiquée. Andersen postule également qu'il existe une cinquième étape, la supercompétence consciente, requise pour atteindre une performance optimale.
Il semblerait important de noter que chacune de ces étapes s'avère essentielle dans le processus d'apprentissage. Afin de s'améliorer, l'apprenant doit remarquer son manque de compétence. Pour surmonter cette incompétence il doit passer par l'anxiété, et la honte d'être corrigé, ainsi que par la nécessité de se perfectionner. Dans le but d'atteindre un haut niveau d'automatisation, et une performance de qualité, il doit analyser et modifier ses compétences. A défaut d'éprouver ces besoins fondamentaux, il risque de tomber dans la fossilisation.
10 Un point de vue sur l'attrition langagière
La théorie qui distingue entre performance et compétence fournit également des éclaircissements sur le phénomène d'attrition langagière. Si le locuteur ne perd pas sa compétence, il oublie pourtant comment y accéder en temps réel. De la même manière qu'Ellis a postulé que l'attention à la forme est d'une importance primordiale, et peut facilement être influencée par des phénomènes psychologiques, on peut avancer que l'attention nécessaire dépend directement du niveau d'automatisation de l'item. Une fois automatisée, l'attention requise pour employer une forme est minimale par rapport à celle dont on aura besoin pour réveiller une forme nouvellement acquise et toujours logée dans le domaine de la MCT. (Cela dit, il y a toujours le risque de subir un trou de mémoire, qui illustre le besoin du traitement contrôlé afin de rechercher quelque chose qui demeure dans la MLT.) En outre, la mise en MLT de l'information libère de la place dans la MCT, qui à son tour permet à l'apprenant d'accorder plus d'attention à la tâche immédiate.
D'ailleurs Towell et Hawkins suggèrent que la réussite de l'apprenant à extraire l'information dont il a besoin dépend du type de tâche. S'il s'agit de compréhension et de production en temps réel, une extraction rapide sera requise afin d'assurer la réussite de l'interaction ; si, par contre, le temps lui en est donné, l'apprenant pourra employer un traitement contrôlé, s'il en a besoin, afin de récupérer l'item de la MCT.
Alors, l'aptitude de l'apprenant à faire preuve de sa compétence grammaticale à travers ses performances reste l'explication la plus crédible de ses problèmes, et il est facile de voir comment les traitements différents, énoncés par Towell et Hawkins, seront utiles à certaines tâches en en renvoyant d'autres dans le domaine de l'impossible.
11 Une compétence qui dépasse les moyens ?
Les hypothèses de Towell et Hawkins proposent également une explication du fait qu'on peut noter chez des apprenants de formes correctes qui dépassent les limites de la compétence. De telles structures peuvent en effet simplement être le résultat de la mémorisation d'une expression entière, qui ne laisse pas au locuteur la possibilité de recourir aux règles qu'il a apprises. Ceci constitue le " langage convenu " (" formulaic language "), et par conséquent la variation libre qu'avait observée Ellis pourrait être en fait l'emploi d'une expression convenue dans certains cas, que l'on perçoit comme forme correcte, ou dans d'autres cas, la tentative par l'apprenant d'utiliser la même structure, mais sans réussite, puisqu'il n'est pas encore capable d'employer cette structure dans ses propres productions. Les expressions convenues peuvent se révéler plus facilement automatisées dans la MLT, et il semblerait ainsi que la structure ait été entièrement acquise. Brown et Hanlon (1970) soulignent que les formes produites fréquemment dans l'environnement de l'apprenant (autant pour la langue maternelle que pour une deuxième langue) seront représentées explicitement dans sa performance, même si la structure reste " à l'écart " de ses compétences. Ceci explique clairement comment l'apprenant dans un milieu naturel automatise les structures qu'il rencontre à travers l'emploi régulier des formes qui les contiennent. Il ne serait pas forcement obligé de comprendre la structure d'une phrase, mais il arrivera très facilement à l'employer grâce à la fréquence à laquelle il l'entendra utilisée.
La structure sera ainsi automatisée dans son intégralité et reproduite sans analyse, jusqu'à ce qu'elle soit apprise formellement. Et d'ailleurs, il se peut que la structure ne subisse jamais d'analyse consciente, puisqu'elle est déjà automatisée, et ce ne sera peut-être que la demande de l'explication explicite de cette structure par un tiers qui lui fera remarquer qu'en fait il n'a jamais construit de lien entre cette expression et la règle. Il est également possible, surtout chez l'autochtone qui n'a aucune formation linguistique, qu'il ne puisse pas l'expliquer.
12 Au-delà de l'automatisation
L'automatisation d'un processus ne signifie pas cependant qu'il ne peut plus subir de modifications. Au contraire, il se peut qu'un processus déjà automatisé, puisse évoluer grâce à des indices reçus de l'environnement.
En considérant l'apprentissage d'une deuxième langue comme un processus cognitif, MacLaughlin (1987 p136) postule que l'apprenant aura besoin de structurer l'information qu'il acquiert en lui imposant une organisation rigide ; selon les nouvelles informations acquises, il aura sans doute besoin de réorganiser ses représentations cognitives, en ayant pour buts la simplicité, l'efficacité et davantage de contrôle. En effet, une fois un processus automatisé, l'exécution de celui-ci requiert de moins en moins d'effort mental ; n'ayant plus autant besoin de s'occuper du traitement contrôlé concernant cette structure, le moniteur parvient à percevoir et à employer les indices fournis par l'environnement afin de noter les dissimilitudes entre le système structural propre à l'apprenant, et celui de la langue en cours d'acquisition. Il y aura restructuration des représentations internes, pour que celles-ci correspondent aux règles de la langue cible. Il est important de souligner, comme l'a fait Lightbown (1985 cité dans MacLaughlin 1987 p143) que pour ce qui est de l'acquisition d'une deuxième langue, il ne convient guère de parler d'un développement linéaire et cumulatif, mais plutôt d'un processus récidiviste qui provoque la perte des formes préalablement maîtrisées, et de la confusion entre formes. En effet, une amélioration de la précision dans tel cadre peut se produire au prix d'une augmentation du nombre de fautes dans un autre ; et l'acquisition d'une structure peut aller de pair avec la généralisation excessive d'une autre ; une surcharge de complexité déclenchant une simplification d'autre part ; et tout ceci à travers une restructuration continue.
On pourrait même suggérer que la reconstruction persiste dans une certaine mesure chez l'autochtone, en ce qui concerne la sémantique, si l'on postule que les connotations des mots changent au cours du temps. Ceci constitue en effet la " qualité d'expérience " ; de la même manière que les " idées " contenues dans un mot sont susceptibles d'évoluer au cours du temps, l'apprenant est également plus ou moins conscient de ces idées. Ceci se reflète dans son organisation mentale et le codage de ses langues, et peut varier via une restructuration tout au cours de l'histoire individuelle du bilingue, non seulement d'une étape à l'autre mais aussi au cours de la même étape.
13 Trois types d'organisation mentale
Weinreich (1968 cité dans Romaine 1995 p78) distinguait entre trois types de structure mentale chez l'apprenant, qu'il croyait être les résultats des moyens différents d'apprendre la langue. Ces trois types sont respectivement : " subordonné ", " composé " et " coordonné ".
Tout d'abord, une structure de type subordonnée implique une image mentale unique, qui ne possède un lien direct qu'avec une unité sémantique, à laquelle est reliée une seconde unité. La seconde unité n'est ainsi reliée à l'image mentale qu'indirectement, à travers la première unité sémantique. On entre ici dans le cadre de la traduction continue. Cette structure caractérise l'étape où une langue est bien acquise tandis que l'autre est toujours en voie d'apprentissage dans un environnement formel. De cette manière, le traitement requis pour accéder au mot relève du domaine du traitement contrôlé, puisque le seul accès à la forme étrangère se fera à travers la langue maternelle. Mais il est également possible qu'un concept soit appris dans la langue étrangère avant qu'il ne le soit dans la langue maternelle; de cette manière, la langue étrangère bénéficiera de la liaison directe avec la représentation mentale, au contraire de la langue maternelle qui fournira une traduction. A travers un processus d'automatisation, l'apprenant pourra parfois réussir à contourner la langue maternelle pour arriver à passer directement de la représentation mentale à la forme dans la langue étrangère. Ainsi il arrivera soit à une structure composée, aboutissement d'un entraînement continu, soit à une structure coordonnée si l'environnement est favorable; et ce n'est qu'à ce moment-là que le bilinguisme est réellement envisageable. (La figure 1 représente les niveaux d'automatisation.)
Une structure de type composé implique une seule image mentale, comme dans la structure subordonnée, mais celle-ci est signifiée par deux unités sémantiques séparées, une pour chaque langue, directement reliées à l'image mentale. Au contraire, dans une structure coordonnée, il existe deux unités sémantiques reliées respectivement à deux images mentales différentes : une unité et son image correspondant à une langue, et l'autre unité et son image à l'autre langue.
Il est important de souligner dès à présent que ces deux structures ne sont pas absolument distinctes, et que " les différentes formes de bilingualité se situent sur un continuum allant d'un pôle composé à un pôle coordonné. " (Hamers et Blanc, 1983, p24)
Si l'apprenant a la possibilité de passer un certain temps dans l'environnement naturel où est parlée sa deuxième langue, la qualité d'expérience peut engendrer une évolution de la structure de l'apprenant. En effet, si l'apprenant a une structure plutôt composée, où le concept dans la deuxième langue comporte plus ou moins les mêmes connotations que celui de la langue maternelle, il n'aura en général qu'une représentation mentale, sans particularité attribuable à l'une ou l'autre langue (bien que celle-ci subisse sans doute des influences de la langue maternelle dont l'apprenant n'est pas conscient). Ce n'est qu'au moment où la notion est vécue dans l'environnement naturel, que l'apprenant pourra remarquer les " inégalités " entre sa propre représentation mentale du concept et la réalité divergente du deuxième environnement. En effet, les dissimilitudes entre les connotations ne sont guère faciles à percevoir avant que la notion soit rencontrée, vécue, car de telles nuances ne se trouveront que rarement dans le dictionnaire.
De cette manière, il éprouvera peut-être le besoin d'une représentation mentale distincte, et il remaniera ses structures mentales, afin de pouvoir englober ces deux représentations, de façon coordonnée: à l'école, on apprend que le mot " pancake " se traduit par " crêpe " en français, cependant, on remarquera plus tard que les deux notions s'avèrent être difficilement comparables (voir chapitre 3). Il faut également noter que cette restructuration peut être progressive, suite au développement des connotations associées à la notion dans un contexte ou une langue particulière (voir figure 2).
Romaine (1995 p90) suggère que des relations conceptuelles existent entre les deux langues puisque, la seconde langue étant apprise plus tard, les liens seront construits de la nouvelle forme vers la forme de la langue maternelle qui est déjà connue, même quand ces formes ne sont pas apprises à travers la traduction. Cela s'avère effectivement vrai dans de nombreuses situations. Toutefois, il semblerait que la " qualité d'expérience " puisse également passer outre cette liaison et sous-coordination, et atteindre une structure mentale coordonnée dès l'apprentissage du mot, sans forcément créer de liaison entre les deux notions. Ceci est effectivement la manière dont se déroule l'apprentissage dans l'environnement naturel.
L'évolution d'une structure coordonnée vers une structure composée est alors envisageable chez l'individu qui va remarquer que les connotations de deux notions, qu'il avait préalablement perçues comme différentes, se recoupent de plus en plus et il ajustera peut-être sa représentation mentale afin de prendre cela en considération. Plus les champs de connotation se recouvrent l'un l'autre, moins l'individu remarquera les différences entre les deux notions et moins il éprouvera le besoin de les distinguer dans sa représentation mentale. Romaine (1995 p.91) note par exemple que les mots concrets ont davantage tendance à posséder des connotations similaires à travers les langues que les mots abstraits, bien que cela ne soit pas toujours le cas (voir figure 3).
Le cas précis de la traduction montre toutefois l'intérêt de l'enseignement formel, et des structures composées et subordonnées. Dans le cas d'une structure subordonnée, les deux mots possèdent déjà un lien direct, indispensable à la traduction, alors que dans le cas d'une structure composée, les deux mots reflètent le même sens, de façon indépendante, mais cette image mentale unique permet de traduire d'une langue à l'autre, sans qu'il y ait forcément de lien direct entre les deux mots. Pour ce qui est de la structure coordonnée, il n'existe pas d'équivalent de traduction pré-établie car chaque langue possède sa représentation propre, et dans ce contexte, " la traduction littérale demeurerait une voie sans issue " (Hagège, 1996 p226). On remarque parfois que l'apprenant qui est passé par l'apprentissage formel manifeste ce lien grâce à sa structuration subordonnée originale.
Macnamara (1970, cité dans Hamers et Blanc, 1983, p84) affirme qu'exprimer dans une langue ce que l'on a entendu ou dit dans l'autre est une tâche ardue, soulignant le fait que la création de ce lien ne va pas de soi. Seul l'enseignement formel crée en effet un lien direct entre les deux unités sémantiques par défaut, mais il faut toutefois prendre en compte la possibilité de créer un lien entre deux unités reliées de façon coordonnée comme de façon composée. En effet, les exigences de la traduction obligent parfois à forger un lien direct entre les deux unités sémantiques bien qu'elles puissent posséder deux images mentales différentes, afin d'exprimer dans une langue ce que l'on aura entendu ou vécu dans une autre. Une alternance entre les deux modes de bilinguisme cités ci-dessus peut être observée chez de nombreux individus tout au long de leur histoire individuelle et de leurs expériences respectives, d'une manière synchronique aussi bien que diachronique (Hagège 1996).
La loi de Grammont 1906 (citée dans Groux 1996) stipule que deux contextes langagiers séparés favorisent l'acquisition bilingue alors que des contextes mixtes la gênent. Ainsi, les contextes séparés aident parce qu'ils promeuvent la structure coordonnée, qui pourra après devenir composée, tandis que les contextes mixtes, comme l'enseignement formel qui s'appuie souvent sur la traduction comme moyen d'enseignement, engendrent une structure subordonnée, qu'il faut alors surmonter afin de pouvoir employer les deux langues de manière asynchrone.
14 Une troisième langue - un problème de structuration
L'un des problèmes majeurs en concernant l'apprentissage formel est justement cette dépendance de traduction. Tandis que le niveau de français peut être assez élevé, et capable d'accomplir la plupart des tâches de la langue maternelle, les liens sont cependant manquants, pour relier cette deuxième langue à une troisième.
Celle-ci étant apprise par traduction à partir de la première langue, et faute d'expérience dans l'environnement naturel, elle n'a pas encore atteint une structure indépendante, et reste dans un état de subordination.
Mais il est rare que cette subordination comprenne la deuxième langue, à moins que celle-ci n'ait été impliquée lors de l'apprentissage de la troisième. Afin d'atteindre la " traduction " subordonnée en troisième langue, il faut ainsi revenir à la première. Le lancement de cette recherche à partir de la deuxième fera " chou blanc ".
Il va de soi que cette liaison est potentiellement constructible, et avec du temps passé dans l'environnement où cette troisième est parlée, ses formes se mettront en relation directe avec l'image mentale, à côté de celles des deux autres langues.
15 Interférence ou alternance ?
On ne pourrait pas terminer cette enquête sur les manières d'apprendre sans passer par un autre domaine assez étudié, celui de l'alternance de codes. Cependant on a déjà constaté qu'à travers les époques différentes de son parcours l'apprenant produit des formes plus ou moins semblables à sa langue maternelle. Comment décide-t-on alors s'il s'agit d'une alternance de code, ou bien d'une interférence de la langue maternelle ? L'aptitude à alterner ne va évidemment pas de soi, il faut au moins une certaine capacité dans la deuxième langue. Cela dit, on pourrait croire qu'il faudrait atteindre un haut niveau de bilinguisme pour l'effectuer, mais en fait, il existe bien des bilingues épanouis qui ne la font pas, parce qu'ils n'en ont pas l'occasion et également des apprenants qui réussissent à alterner les codes sans problème, bien qu'ils ne possèdent qu'un minimum d'expérience langagière. Il est vrai que dans ce deuxième cas on a beaucoup plus souvent tendance à interpréter les alternances en tant qu'interférences, puisque comme apprenants, ces locuteurs sont considérés moins compétents dans la deuxième langue, et effectivement un apprenant aura souvent recours à sa langue maternelle s'il ne trouve pas ou ne connaît pas le mot qu'il cherche dans la deuxième langue. Mais le cas échéant, ne pourrait-on dire que le bilingue souffre d'interférences lorsqu'il subit un trou de mémoire, ou lorsqu'il s'exprime avec beaucoup plus d'aisance sur un certain thème dans une langue particulière ? D'ailleurs, si l'apprenant ne connaît pas le mot qu'il cherche dans la deuxième langue, c'est souvent parce qu'il est bien conscient du fait que les mots semblables qu'il connaît n'englobent pas tout ce qu'il veut dire, que de cette manière le mot dans la langue maternelle est beaucoup plus propice et s'il parle avec quelqu'un qui va comprendre ce mot, pourquoi ne pas l'employer ? Il faut ainsi fonder la catégorisation en interférence ou en alternance, en tenant compte de deux éventualités.
La première éventualité que l'on pourrait avancer est si cela consiste en un choix basé sur la disponibilité de l'article, qui est elle-même liée à la fréquence avec laquelle cet article est employé dans la langue en question, et ainsi avec son statut dans la société (les mots les plus souvent utilisés sont bien plus automatisés et ainsi plus facilement disponible - un manque d'emploi entraînera la perte de l'automaticité, ou dans le pire des cas un trou de mémoire). Ou est-ce un choix fondé sur les connotations reliées à l'article, qui ne sont peut-être pas pareilles d'une langue à l'autre. Puisque ces deux questions auront potentiellement une influence au-delà de la justification d'une alternance quelconque ; ce sont justement ces deux thèmes qui vont être mises à l'épreuve dans les deux chapitres suivants.
Rebekah Yates |