Chronique Mondaine
Le 12 septembre 1715, Paris est en liesse. Le canon de la Bastille participe à l'allégresse générale. Les gardes françaises ont du mal à contenir la foule enthousiaste qui se presse devant le parvis de la Sainte Chapelle pour apercevoir - comme l'a fait pour nous le peintre Pierre-Denis Martin - le frêle enfant-roi, porté par le duc de Tresmes, et que le Duc d'Orléans, Régent de France, emmène "au bon air" à Vincennes, suivant la volonté de Louis XIV.
Après toutes ces années de despotisme étroit, de rigueurs de plus en plus sévères, de guerres incessantes, de deuils et malgré l'énormité de la dette laissée par le Roi-Soleil - 2 milliards 62 millions dont 1/3 immédiatement exigible - la France soupire de soulagement. Depuis le début du siècle, la noblesse "in" qu'étouffait la rectitude des formes de Lebrun, aspirait au confort et à la grâce. La jeunesse dorée - les petits enfants de M. Jourdain - n'avait d'yeux que pour les installations du Grand Dauphin à Meudon, pour les galantes réceptions de la Duchesse de Maine à Sceaux, pour les folles soirées qu'offrait, déjà, dans sa demeure du Palais Royal, Philippe d'Orléans, le futur Régent.
Comme pour entrer avec le monarque, les heures moroses et troublées de son règne, Watteau, Couperin, Nicolas Lancret multiplient les tableautins, les libertinages aimables, les sarabandes, les gavottes, les airs tendres, autant d'"Embarquements pour Cythère" qui bercent les fantasme d'une génération avide de sensualité.
D'un coup, tout concourt à la libération tant attendue. Les ébénistes, les coiffeurs, les tailleurs, les décorateurs, les architectes multiplient les audaces, portés par une société ivre de changements.
- Au grenier, les fauteuils austères à dossiers droits des salons versaillais!
Légers, gracieux, fonctionnels, les sièges aux bras allégés s'ouvrent pour permettre aux robes à paniers de s'étaler sans contrainte.
- Aux ordures, les robes serrées!
La femme découvre les "négligés", les cantonades d'Inde, les mosselines, les soies, amples, flottantes, hardiment décolletées, aux manches en pagodes...
- Au diable les perruques!
- Faites admirer, Mesdames, vos cheveux coupés courts, frisés en larges boucles et n'hésitez pas à relever votre beauté avec ces petits morceaux de taffetas noirs qui font si bien parler vos visages. Avec une "mouche" au coin de l'œil, sur le nez ou en haut de la joue, vous serez tour à tour, selon ce code charmant qui révèle tant ce que vous voulez être, "passionnées", "effrontées", "friponnes"...
En joyeuses cohues, cette bonne société, brillante, enjouée, apparemment insouciante, très "jeune cour", se retrouve le soir dans les hôtels de Soubise, de Conti, d'Orléans où les maîtres-queux des deux sexes rivalisent d'originalité pour assurer la réputation de leurs employeurs. Grands seigneurs, financiers, cardinaux, archevêques s'adonnent à l'art de la gourmandise et se jalousent potages, sauces et friandises.
C'est dans ce décor, agité, fébrile, aux réjouissances factices - réservées, faut-il le dire? - à ceux que les mauvaises langues appelaient les "roués" que le 24 octobre 1715 John Law expose son plan de redressement - on ne se souciait guère alors de la fracture sociale - au Conseil de Régence.
Le "Système"
La France est au bord de la banqueroute. Aux abois, Philippe d'Orléans cherche désespérément un projet, une perspective, une idée, un avis, une suggestion. Law propose une solution à la crise, un programme basé sur le crédit. En France - officiellement du moins - ce genre d'opération était proscrit par la religion d'état. Le droit canon et le droit civil condamnaient formellement, sauf dans le cas des sociétés maritimes, le prêt à intérêt qui produit un profit - immédiatement ou à long terme - sans risque et, surtout, sans travail. Mais, à situation désespérée... remède radical! Le temps des scrupules d'ordre moral étant largement dépassé, Law avec la bénédiction du Régent, met, du jour au lendemain, des sommes considérables à la disposition du public en créant un nouveau numéraire: le papier-monnaie.
Cet écossais de 44 ans, de fort belle allure, au français châtié ainsi que le veut la coutume dans cette Europe du XVIIIe siècle, n'est pas un aventurier. Descendant de sa mère des ducs d'Argyle, héritier de la fortune et des techniques bancaires de son père, formé aux sciences exactes, il a étudié, des années durant, les rouages de la fameuse banque d'Amsterdam et est impatient de mettre en application les théories qu'il a élaborées. Il estime que l'argent de papier, moyen idéal - pratique - d'échange est le moteur dont l'économie a besoin. Pour lui, l'accélération de la circulation de son "papier-monnaie" doit favoriser l'accroissement des ventes et des achats et par là-même entraîner l'augmentation croissante de la production donc du volume des opérations commerciales. La flexibilité de son concept - le papier considéré comme une valeur monétaire intrinsèque - déclenchera - il en est certain - avec le développement de la masse des demandes, l'essor des industries et provoquera immanquablement la richesse par le biais de l'activité retrouvée.
Les faits semblent lui donner raison. Le Régent, les investisseurs, même les petits porteurs sont satisfaits. La banque Law devient Banque Royale en 1718. Sa compagnie - désormais "perpétuelle des Indes" - au fonctionnement comparable à celui de nos holdings, contrôle le commerce du Sénégal, des Indes, de la Louisiane, du Mississippi, prend même la direction des "fermes générales", assurant ainsi la comptabilité et la perception des impôts de l'état. En 1719, Law converti au catholicisme par l'abbé de Tencin, devenu "Contrôleur Général" (Ministre des Finances) gouverne l'ensemble des fonds publics du royaume. Les actions de sa compagnie sont florissantes. En quelques années, elles sont passées de 500 à 18.000 livres. La France connaît un moment de prospérité réelle. Le commerce est en pleine expansion... ce qui n'est pas sans inquiéter l'Angleterre...
Jaloux, avec tant d'autres, des succès de Law, "l'abbé Dubois", ancien précepteur et conseiller du Régent, favorable à la politique de Georges 1er dont il recevait - dit-on - une pension annuelle de 50.000 livres, orchestre la machination qui va, en 1720, entraîner la chute du maudit écossais, de l'étranger-donneur-de-leçons dont on ne sait même pas comment prononcer le nom. Avec quelques uns de ses amis, très connus, très en vue, il demande le remboursement intégral des billets qu'ils détiennent. Or, pour 700 millions de louis d'or, il avait été émis 3 milliards de papier-monnaie.
Flairant quelque chose, naturellement prudents, les professionnels de la spéculation vendent à leur tour pour éviter de perdre. C'est suffisant pour ébranler la confiance. Les actions de la "Compagnie du Mississippi" baissent. Un raz de marée humain déferle rue Vivienne. Soudain, tout le monde veut se faire rembourser. Une foule énorme se presse rue Quincampoix où les possesseurs de titres, le Duc de Conti en tête des brasseurs d'affaires, veulent réaliser sur le champ. Seize personnes meurent étouffés... Faute d'encaisse, la Banque et la Compagnie "perpétuelle des Indes" sont contraintes de fermer leurs portes.
C'est la ruine! Le crack!... Pas seulement pour Law. Pour tous ceux qui, malavisés ou naïfs, s'étaient ingénument essayés à l'agiotage. La misère succède à l'opulence. Law, obligé de fuir la haine des parisiens, va mourir à Venise, en 1729, sans un sou vaillant. Le "papier-monnaie", le crédit, le marché à terme sont discrédités pour longtemps. Il faudra que les "nouveaux riches" du "Système" - car il y en eut: nobles et roturiers, maîtres et valets - attendent l'arrivé aux finances des Necker, Panchaud, Clavière et Calonne pour voir finalement triompher, au cours du XVIIIe siècle, après quelques amendements, les idée de Law.
1670-1715
45 ans après "Le Bourgeois" (de 1996-97), Eleanor Zeal nous propose une page d'histoire que nous allons lire au présent.
Comment faire autrement?
Le vécu de ces années de confusion, il y a presque trois cents ans, et les événements de notre quotidien sont tellement comparables qu'une mise en scène de type brechtien s'est imposée, logiquement. Les parallèles sont évidents au point d'être palpables.
Le marasme économique, l'inquiétude du lendemain, la précarité de l'emploi, les scandales financiers des grandes banques nationalisées ou privées, les petits boulots, les sans-logis dont les nouvelles télévisées nous rendent compte chaque jour, nous incitent à regarder la Régence avec les yeux de notre siècle. De même qu'au début du XVIIIe siècle, notre belle jeunesse nantie se précipite "en boite", pour ne plus y penser - ne serait-ce qu'un instant - au stress du travail ou, pour les moins chanceux, à tous les CV en vain envoyés, à toutes ces demandes d'embauche qui demeurent invariablement sans réponse.
En jouant aux courses, à la loterie, au loto, en grattant des cartes, en pariant sur des chiens ou sur des résultats sportifs, ne fait-on le même calcul que ce petit peuple de Paris qui, à la recherche d'un espoir, d'un mieux-vivre, misait sur le Mississippi?
Comment ne pas faire le rapprochement entre Philippe d'Orléans et nos dirigeants actuels qui, désorientés par la brusque mutation de nos repères, semblent entraînés par la force des chose, à vitesse croissante - et nous avec eux, impuissants - par le tourbillon sans fin d'une incontrôlable globalisation.
A l'âge de la carte à puces, de l'endettement chronique des gouvernements, des cotations en Bourse, des dévaluations, de l'Euro incertain, la pièce de Mme Eleanor Zeal nous permet d'arrêter le temps pour mieux comprendre un passé qui est - hélas - encore loin d'être dépassé.
Jacques Iselin